Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/157

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Jacques, ni les sanglots étouffés de Byron, ni la douleur réfléchie de Gœthe, c’est le rire vrai, fort, brutal, le rire qui brise et qui casse, ce rire-là qui, avec Luther et 93, a abattu le moyen âge.

Ceux qui ont prétendu donner de Rabelais des clefs, voire des allégories à chaque mot, et traduire chaque lazzi, n’ont point, selon moi, compris le livre. La satire est générale, universelle, et non point personnelle ni locale. Une attention suivie dément vite cette vaine tentative.

Citerai-je tout ce que le xvie siècle a fait dans ce sens-là et toute la boue qu’il a jetée sur le moyen âge dont il était sorti ? Ainsi, sans même parler de l’Arioste, Falstaff, Sancho, Gargantua ne forment-ils pas une trilogie grotesque qui couronne amèrement la vieille société ?

Falstaff est à lui seul l’homme de l’Angleterre, le John Bull bouffi de bière forte et de jambon, gros, sensuel, se relevant d’entre les cadavres, tirant de sa gibecière un flacon de vieux vin d’Espagne. Ce n’est point le grotesque terrible d’Iago, ni l’immoralité raisonnée du Maure Hassan de Schiller. Sa seule passion c’est de s’aimer. Il la porte au plus haut degré ; elle est sublime. C’est l’égoïsme personnifié avec un certain fonds d’analyse et de scepticisme qu’il fait tourner à son profit.

Quant au pacifique Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l’homme poltron, l’homme qui ne conçoit pas l’héroïsme, l’homme des proverbes, l’homme prosaïque par excellence, n’est-ce pas la raison criant de toutes ses forces à don Quichotte d’arrêter et de ne pas courir après les moulins à vent qu’il prend pour des géants ? Le gentilhomme y court, mais il s’y casse le bras, s’y meurtrit la tête. Son casque est un plat à barbe, son cheval, Rossinante. Et l’âne du laboureur se met à braire devant son blason.