Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/162

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souffre vraiment et que la colère fait trembler ses membres, et que les pleurs emplissent ses yeux, et que l’inspiration la torture et la fait parler, comme la Pythonisse possédée !

On a beaucoup plaint les gladiateurs qui donnaient leur sang pour amuser le peuple ; est-ce donc beaucoup moins que de dépenser chaque jour tant de forces et de sève, de verser à flots sur la multitude tous les riches trésors de poésie que recèle un grand cœur d’artiste, et de rester ensuite brisé, épuisé de cette lutte sans nom, n’ayant pour tout salaire que les fleurs des enthousiastes, des vaniteux et l’or des riches ? tandis que vous, vous rentrez abreuvé de poésie pour tout un lendemain, l’âme pleine de hautes pensées et brûlante de sentiments généreux (car l’art fait bon et grand parce qu’il transporte et ravit). Oh ! non, Rachel, votre salaire à vous c’est de vous faire aimer comme on aime les esprits, c’est de transporter et de navrer le cœur de cette foule qui trépigne et qui bat des mains, c’est de réjouir délicieusement quelque artiste caché dans la foule, quelque frêle génie ignoré, assez grand seulement pour vous comprendre ; vous avez une vie à rendre jaloux les rois, et qui fait votre couronne de carton plus solide que la leur, votre royauté plus durable. Quel est celui d’entre eux qui n’échangerait sa vie contre une heure de la vôtre, de votre vie éblouissante et adorée, alors que vous entrez chaque soir au bruit des applaudissements et ressortez accompagnée des mêmes triomphes, pour rentrer dans votre solitude, avec vos poètes chéris, comme ces dieux indiens qui se cachent à la foule quand ils en ont reçu les offrandes et l’encens, pour communiquer avec les esprits supérieurs ? Ô fille des grands poètes, ta voix leur eût réjoui l’âme à tous. Corneille fût resté stupéfait devant son Émilie, qu’il n’avait pas taillée plus haute ; Racine eût aimé d’amour cette Hermione, qu’il n’avait pas rêvée plus superbe ; Voltaire eût fait