pouvoir me livrer à l’aise à ces pensées chéries. En effet, je me le promettais d’avance avec tout l’attrait d’un plaisir réel, je commençais par me forcer à y songer, comme un poète qui veut créer quelque chose et provoquer l’inspiration ; j’entrais le plus avant possible dans ma pensée, je la retournais sous toutes ses faces, j’allais jusqu’au fond, je revenais et je recommençais ; bientôt c’était une course effrénée de l’imagination, un élan prodigieux hors du réel, je me faisais des aventures, je m’arrangeais des histoires, je me bâtissais des palais, je m’y logeais comme un empereur, je creusais toutes les mines de diamant et je me les jetais à seaux sur le chemin que je devais parcourir.
Et quand le soir était venu, que nous étions tous couchés dans nos lits blancs, avec nos rideaux blancs, et que le maître d’étude seul se promenait de long en large dans le dortoir, comme je me renfermais bien plus en moi-même, cachant avec délices dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ! J’étais toujours longtemps à m’endormir, j’écoutais les heures sonner, plus elles étaient longues plus j’étais heureux ; il me semblait qu’elles me poussaient dans le monde en chantant, et saluaient chaque moment de ma vie en me disant : Aux autres ! aux autres ! à venir ! adieu ! adieu ! Et quand la dernière vibration s’était éteinte, quand mon oreille ne bourdonnait plus à l’entendre, je me disais : « À demain, la même heure sonnera, mais demain ce sera un jour de moins, un jour de plus vers là-bas, vers ce but qui brille, vers mon avenir, vers ce soleil dont les rayons m’inondent et que je toucherai alors des mains », et je me disais que c’était bien long à venir, et je m’endormais presque en pleurant.
Certains mots me bouleversaient, celui de femme, de maîtresse surtout ; je cherchais l’explication du premier dans les livres, dans les gravures, dans les tableaux, dont j’aurais voulu pouvoir arracher les draperies pour