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Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/234

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nuyaient quand elles nous ont conçus, on n’était pas comme ça autrefois, n’est-ce pas vrai ?

— C’est vrai, repris-je, les maisons où nous habitons sont toutes pareilles, blanches et mornes comme des tombes dans des cimetières ; dans les vieilles baraques noires qu’on démolit la vie devait être plus chaude, on y chantait fort, on y brisait les brocs sur les tables, on y cassait les lits en faisant l’amour.

— Mais qui te rend si triste ? tu as donc bien aimé ?

— Si j’ai aimé, mon Dieu ! assez pour envier ta vie.

— Envier ma vie ! dit-elle.

— Oui, l’envier ! car, à ta place, j’aurais peut-être été heureux, car, si un homme comme tu le désires n’existe pas, une femme comme j’en veux doit vivre quelque part ; parmi tant de cœurs qui battent, il doit s’en trouver un pour moi.

— Cherche-le ! cherche-le !

— Oh ! si, j’ai aimé ! si bien que je suis saturé de désirs rentrés. Non, tu ne sauras jamais toutes celles qui m’ont égaré et que dans le fond de mon cœur j’abritais d’un amour angélique. Écoute, quand j’avais vécu un jour avec une femme, je me disais : « Que ne l’ai-je connue depuis dix ans ! tous ses jours qui ont fui m’appartenaient, son premier sourire devait être pour moi, sa première pensée au monde, pour moi. Des gens viennent et lui parlent, elle leur répond, elle y pense, les livres qu’elle admire, j’aurais dû les lire. Que ne me suis-je promené avec elle, sous tous les ombrages qui l’ont abritée ! il y a bien des robes qu’elle a usées et que je n’ai pas vues, elle a entendu, dans sa vie, les plus beaux opéras, et je n’étais pas là ; d’autres lui ont déjà fait sentir les fleurs que je n’avais pas cueillies, je ne pourrai rien faire, elle m’oubliera, je suis pour elle comme un passant dans la rue », et quand j’en étais séparé je me disais : « Où est-elle ?