Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/250

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maîtresse ni fille entretenue, ni femme mariée, ni grisette, ni jeune fille ; restaient les veuves, il n’y pensa pas.

Quand il fallut choisir un état, il hésita entre mille répugnances. Pour se mettre philanthrope, il n’était pas assez malin, et son bon naturel l’écartait de la médecine ; — quant au commerce, il était incapable de calculer, la vue seule d’une banque lui agaçait les nerfs. Malgré ses folies, il avait trop de sens pour prendre au sérieux la noble profession d’avocat ; d’ailleurs sa justice ne se fût pas accommodée aux lois. Il avait aussi trop de goût pour se lancer dans la critique, il était trop poète, peut-être, pour réussir dans les lettres. Et puis, sont-ce là des états ? Il faut s’établir, avoir une position dans le monde, on s’ennuie à rester oisif, il faut se rendre utile, l’homme est né pour travailler : maximes difficiles à comprendre et qu’on avait soin de souvent lui répéter.

Résigné à s’ennuyer partout et à s’ennuyer de tout, il déclara vouloir faire son droit et il alla habiter Paris. Beaucoup de gens l’envièrent dans son village, et lui dirent qu’il allait être heureux de fréquenter les cafés, les spectacles, les restaurants, de voir les belles femmes ; il les laissa dire, et il sourit comme lorsqu’on a envie de pleurer. Que de fois, cependant, il avait désiré quitter pour toujours sa chambre, où il avait tant bâillé, et dérangé ses coudes de dessus le vieux bureau d’acajou où il avait composé ses drames à quinze ans ! et il se sépara de tout cela avec peine ; ce sont peut-être les endroits qu’on a le plus maudits que l’on préfère aux autres, les prisonniers ne regrettent-ils pas leur prison ? C’est que, dans cette prison, ils espéraient et que, sortis, ils n’espèrent plus ; à travers les murs de leur cachot, ils voyaient la campagne émaillée de marguerites, sillonnée de ruisseaux, couverte de blés jaunes, avec des routes bordées d’arbres, — mais, rendus à la liberté, à la misère, ils revoient