Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/269

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Pour moi, j’ai eu plus de vingt-cinq mille livres de rente, ma famille était bonne pour moi ; j’ai vu presque tous les théâtres de l’Europe, j’ai bu, j’ai dormi, je n’ai jamais eu une seule indigestion depuis le jour de ma naissance, je ne suis ni borgne, ni boiteux, ni bossu,… et je suis si heureux qu’aujourd’hui, à 19 ans, je me suicide !

II

Un jour, je m’en souviens, j’avais dix ans à cette époque, ma mère m’embrassa en pleurant et me dit d’aller jouer sous les marronniers qui bordaient la pelouse du château… (Oh ! comme ils doivent avoir grandi depuis !). Je m’y rendis, mais comme ma Lélia ne vint pas m’y trouver, j’eus peur qu’elle ne fût malade, je revins à la maison. Tout était désert, un grand drap noir était étendu sur la grille d’entrée ; je montai à la chambre de ma sœur, je me souvins alors qu’il y avait plus de huit jours qu’elle n’était venue jouer avec moi.

Je montai donc à sa chambre. Il y avait deux femmes qui venaient d’ordinaire demander l’aumône à La porte du château, elles tenaient quelque chose de lourd dans leurs bras, qu’elles entouraient d’un drap blanc… C’était elle !

On m’a souvent demandé depuis pourquoi j’étais triste.

III

C’était elle ! ma sœur ! morte ! sans souffle !

La nuit arriva bientôt, oh ! qu’elle fut longue et amère !

Les deux femmes, vêtues de noir, remirent le corps dans le lit de ma sœur, elles jetèrent dessus des fleurs et de l’eau bénite, puis, lorsque le soleil eut fini de