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LA DERNIÈRE HEURE[1].

(CONTE PHILOSOPHIQUE.)
Le moyne dit : « Que pensez-vous en vostre entendement estre par cet enigme designé et signifié ? »
Rabelais, Gargantua

J’ai regardé à ma montre et j’ai calculé combien de temps il me restait à vivre ; j’ai vu que j’avais encore une heure à peine. Il me reste assez de papier sur ma table pour retracer à la hâte tous les souvenirs de ma vie et toutes les circonstances qui ont influé sur cet enchaînement stupide et logique de jours et de nuits, de larmes et de rires, qu’on a coutume d’appeler l’existence d’un homme.

Ma chambre est basse et étroite, mes fenêtres sont bien fermées, j’ai eu soin de boucher la serrure avec de la mie de pain, mon charbon commence à s’enflammer, la mort va donc venir ; je puis l’attendre calme et tranquille, voyant à chaque minute la vie qui s’éloigne et l’éternité qui s’avance.

I

On a coutume d’appeler heureux un homme qui a vingt-cinq mille livres de rente, qui est beau, grand, bien fait, vit au milieu de sa famille, va tous les soirs au spectacle, rit, boit, dort, mange, et digère bien. L’adage est vieux, mais il n’en est pas moins faux.

  1. Janvier 1837.