Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/9

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tels que votre palais dont les pierres se disjoignent, que votre empire qui se démembre, que vos trésors qui se dispersent, et ce blasphème vient de ce que l’intérêt a tari le cœur, puis l’esprit. D’abord on a menti, maintenant bien des hommes croient qu’ils ont raison, et que l’industrie est plus utile que la poésie, que le corps vaut mieux que l’âme. Mais c’est l’âme qui fait agir le corps ; sans les arts, où serions-nous ? Allez ! Corneille et Racine ont plus fait pour la France que Colbert et Louis XIV.

N’y a-t-il pas quelque chose d’ignoble et d’absurde à prétendre sans cesse qu’un ballot vaut mieux qu’un chef-d’œuvre, qu’un morceau de drap a plus de valeur qu’un poème ?

Que vous disent donc vos ballots et vos draps ? ils s’épuisent et s’usent ; Homère est-il vieux ?

Vos magasins regorgent de marchandises, mais faites-moi à la commande Tartufe, Othello, Cinna ?

La France, en un an, peut donner des milliards ; en un siècle, elle ne fait pas dix vers de Corneille.

Qu’on me mette donc face à face le duc de Northumberland, qui a 17 millions de rentes, ou l’homme qui possède le monopole de toutes les exploitations avec le baladin William Shakespeare. Que fera le premier ? Il me montrera ses palais de marbre, ses coupes d’or, ses tapis d’émeraude, ses terres, ses moissons, ses fabriques, ses valets qu’il paie, ses chiens, ses voitures ; que me fait cela ? Et le second me lit des vers, c’est-à-dire qu’il parle à mon âme, qu’il remue la corde de la lyre, en tire des mélodies, des extases ; c’est-à-dire qu’il me touche, qu’il me fait pleurer, qu’il me rend grand et fier, que je trépigne malgré moi, que l’enthousiasme m’enveloppe et que je suis heureux de l’avoir entendue, cette œuvre, que je l’envie, que je l’adore dans mon cœur, que je lui dresse des temples !

Je mangeais, il est vrai, les moissons du premier ;