Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/128

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appelle l’amour, de même qu’on appelle lumière tout ce qui brille à nos yeux, depuis les filets blancs qui passent à travers les murs des prisons jusqu’à la nappe d’or éthérée que le soleil des tropiques étend sur nos têtes.

Quoique vivant dans la même maison et participant à tous les détails d’une existence commune, ce n’était pas assez pour eux, ils eussent voulu vivre exclusivement ensemble et débarrassés de tout témoin, même inintelligent, dans quelque désert peut-être, comme deux Robinsons, se suffisant à eux-mêmes. Alors même qu’ils sont ivres, les ivrognes demandent à boire et les amants encore à aimer.

Henry se reprochait de ne pas sentir les exagérations magnifiques qu’il avait lues dans les livres, et chaque jour cependant il lui arrivait au cœur d’inexprimables sensations qu’il n’avait jamais rêvées, des tressaillements inattendus qui le surprenaient lui-même. Arrivé à ce point, il se crut au bout de l’amour ; ne lui avait-elle pas fait parcourir, un à un, tous les pas de ce sentier magique qui mène à des sommets d’où l’on contemple la vie d’un regard si ébloui ? n’avait-il pas eu l’étonnement, le pressentiment, l’espérance ? essuyé tour à tour le doute, le désespoir, pour en revenir au désir et finir par le triomphe et l’allégresse, et maintenant enfin, par une béatitude amoureuse qui lui semblait devoir être l’état normal de son âme ?

Ils se donnaient des rendez-vous dans Paris, au coin d’une rue, sur une place, c’était à qui y serait le premier arrivé. Ils souriaient de loin en se voyant s’avancer l’un vers l’autre, ils se prenaient de suite par le bras et marchaient ensemble comme mari et femme, comme amant et maîtresse : Henry, fier d’avoir à son côté une si belle dame, Mme Émilie fière d’avoir au sien un si beau cavalier et observant avec soin toutes les femmes qui le regardaient en passant.