Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/153

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D’autres fois Henry venait à elle, elle le repoussait :

— Ne m’aime plus, je ne veux plus t’aimer, je te rendrais trop malheureux, je te ferais mourir.

Puis se reprenant tout à coup, comme si elle eût commis un crime :

— Non, aime-moi au contraire… aime-moi comme tu m’aimes, plus encore, de toute ton âme… ne me laisse pas seule, car, quand tu n’es plus là, mon cœur est vide… ne m’abandonne pas, car je mourrais !

Leur passion, longtemps fermentée, commençait à s’aigrir comme les vieux vins. Arrivés à un certain degré, tous les sentiments, même les plus doux, tournent au sérieux, comme les idées les plus graves tournent au grotesque.

Émilie devenait plus absolue et plus dure même, dans sa tendresse ; Henry de jour en jour se sentait dominé par elle ; elle lui commandait et il obéissait, éprouvant du plaisir de se laisser aller aux mains de cette femme, dont l’amour, chaque jour plus fort, l’envahissait comme une conquête. Elle remplaçait pour lui toute affection et tout sentiment ; elle le soignait, l’habillait, lui arrangeait les cheveux et choisissait la couleur de ses habits, comme une mère fait de son jeune fils ; elle le conseillait et le surveillait comme un père, et il lui confiait ses projets et ses espérances comme à un ami. Elle l’engageait à suivre une ligne droite et à faire vite son chemin dans le monde.

Il fallait, quand il sortait de la maison, qu’il lui indiquât l’heure précise où il rentrerait, et, s’il tardait un peu, elle avait des angoisses mortelles qu’il n’eût été écrasé par une voiture, mordu par un chien enragé ou qu’il ne se fût noyé en passant les ponts.

Quelquefois, vers le matin, quand Henry, couché à ses côtés, s’était endormi de fatigue, l’immobilité de ses traits assoupis l’effrayait tout à coup, elle se penchait sur ses narines pour écouter son souffle, elle