Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/154

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avait peur qu’il ne fût mort. Cette idée-là la poursuivait souvent :

— Si tu m’échappais, disait-elle, si tu étais malade, si tu mourais, que deviendrais-je ?

Un jour, en se promenant ensemble, ils passèrent près d’un cimetière et elle pleura.

Les femmes n’aiment pas la mort ; cet amour profond du néant que les poètes de notre âge portent dans leurs entrailles, elles s’en effraient ; l’être qui donne la vie se courrouce de ce que la vie n’est pas éternelle. Ne leur dites pas que vous aimez les orbites creux des crânes jaunis et les parois verdâtres des tombeaux ; ne leur dites pas qu’il y a en vous une aspiration énorme de retourner à l’inconnu, à l’infini, comme la goutte d’eau qui s’évapore pour retomber dans l’Océan ; ne leur dites pas, ô penseurs au front pâle, de vous accompagner dans votre voyage ni de gravir la montagne avec vous, car elles n’ont pas l’œil assez sûr pour contempler les précipices de la pensée, ni la poitrine assez large pour respirer l’air des hautes régions. Mais ce n’est pas là ce qu’Henry lui demandait, encore moins ce qu’elle demandait à Henry.

Elle lui demandait de ne plus fréquenter Morel, car Morel était un homme qu’elle détestait, il riait toujours, if plaisantait sur tout ; elle lui demandait de ne pas aller au spectacle, de ne pas être longtemps absent de la maison, de ne pas danser quand on dansait — car il avait appris — de se dire alors malade ou fatigué et de rester assis à côté d’elle ; elle devenait jalouse, jalouse de Mlle Aglaé, de Mme Hortense, de Mme Lenoir, de Mme Dubois, jalouse de toutes les femmes, des plus vieilles et des plus laides. Quand il en était venu chez elle, elle accusait Henry de les avoir trop regardées ou de leur avoir trop parlé.

— Tu ne veux donc plus de moi ? disait-elle, que t’ai-je fait ?