Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/166

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cela comme un enfant ; il prolongeait sa veillée à lire dans Plutarque les guerres d’autrefois où les héros, les armes brisées, combattaient les mains nues, montaient à l’assaut avec un poignard, et, tombés sur le dos, mouraient la figure au soleil ; il suivit aussi les acclamations du triomphe d’Alexandre, les cris des hordes barbares accourant vers Rome, les Arabes galopant sur la plage d’Afrique, les partisans faisant la guerre dans la montagne, et il regretta le temps où, la plume au chapeau et l’escopette au poing, on se découpait galamment six contre six, tous à cheval, armés de toutes pièces, jusqu’au dernier restant.

Ce désir de valeur passé, ce fut la mer, pour entendre craquer la mâture du vaisseau dans les nuits d’orage, pour écouter les coups sourds de la voile, ou bien, appuyé sur l’avant et sifflant dans la brise, regarder l’horizon où va apparaître un nouveau monde.

Il lut encore l’Imitation de Jésus-Christ et admira les vitraux peints des cathédrales. Au crépuscule, il se promenait dans la nef, marchant sur les dalles silencieuses, écoutant l’orgue et rêvant aux symphonies des séraphins ; il contemplait les visages placides étendus sur les tombeaux, en pensant à ces âmes qui ont passé leur vie ici-bas à colorier les pages des missels ou à tailler des têtes d’anges dans la pierre ; mais quand, abaissant ses regards de la voûte ou résonnaient les cloches, il voyait des fidèles agenouillés, répétant leurs prières, un étonnement infini et comme un abîme de dérision s’élevait tout à coup dans son cœur.

Voilà quelle était la vie qu’il menait dans sa petite ville pendant qu’Henry, à Paris, menait la sienne chez Mme Renaud ; l’un se laissait aller au courant de ses idées et l’autre au courant de son cœur. Jules ne s’amusait guère, mais il y avait certains jours cependant où il se délectait dans son égoïsme spirituel, comme un aigle dans les nuages.