Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/38

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bruit antique d’un char roulant, le soir, sur une voie romaine ? Et puis nous rêvions à nos maîtresses à venir ; toi, tu voulais une pâle Italienne en robe de velours noir, avec un cordon d’or sur sa chevelure d’ébène, la lèvre superbe, l’allure royale, une taille vigoureuse et svelte, une femme jalouse et pleine de voluptés ; moi, j’aimais les profils chrétiens des statuettes gothiques, des yeux candidement baissés, des cheveux d’or fin comme les fils de la Vierge, je rêvais l’être charmant, vaporeux, lumineux, la fée écossaise aux pieds de neige, qui chante derrière les mélèzes au bord des cascades ; rien qu’une âme, mais une âme visible, qu’on peut embrasser sur les lèvres, un esprit qui a des formes, une mélodie devenue femme.

« Je n’ai pas la force de me moquer de ma dernière phrase. Pourquoi l’homme de vingt ans se raillerait-il de celui de quinze, comme plus tard celui-ci sera nié à son tour et bafoué par l’homme de quarante ? à chaque âge de la vie, pourquoi maudire son passé ? pourquoi le méconnaître et l’outrager ? à quoi bon rougir de nos anciennes amours ? n’étaient-elles pas belles quand nous étions jeunes ? Je respecte encore les joujoux cassés, que j’avais quand j’étais enfant, et les rêves plus dangereux où j’ai, depuis, animé mon cœur. Heureux les gens qui peuvent tous les jours se donner un grand festin, et assez riches encore le matin pour ne rien regretter de leur ivresse !

« Mais je regrette tout, moi ; je regrette le temps où j’apprenais à lire et où je pleurais toute la journée. Au collège j’étais toujours puni, maltraité, gourmandé ; je regrette mes jours de retenue, mes jours de rage ; je regrette même les jours qui m’ont semblé les plus tristes, ils avaient un charme singulier que les plus heureux de maintenant ne me redonneront jamais. Mais c’est surtout toi que je regrette, Henry, c’est le charme de vivre ensemble, c’est ce noble parfum de jeunesse et de dévouement qui nous faisait