Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/45

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombre. Sur ce sujet-là il devenait pittoresque et fécond ; tout ce qui s’est écrit là-dessus de technique, littérature oubliée qui a amusé nos grands-pères, il l’avait lu ; tout ce qui court à Paris de délicieusement obscène et d’agréablement infâme, il le savait avant tout le monde ; tout ce qui s’y fait de salement beau, il l’avait fait ; tout ce qui s’y vend chaque jour, il l’achetait. La prostituée était sa maîtresse, la chanson grivoise était sa romance, mais cet homme-là n’eût pas su faire sa cour à la femme d’un épicier ni se faire aimer d’une petite fille de douze ans ; il n’avait jamais aimé, aucune femme ne l’avait aimé ; il s’en moquait, n’en sentant pas le besoin ; il s’en trouvait heureux, ayant avec terreur observé chez d’autres les épouvantables effets de cette folie d’amour.

Jamais non plus la main d’Henry n’avait tremblé dans celle d’une femme, à cette pression étrange de ces doigts souples et doux qui ne vous serrent pas comme ceux des hommes ; jamais non plus des regards humides n’avaient brillé dans les siens. Il n’y avait dans son cœur aucune relique sacrée, aucun souvenir d’un être adoré, blessure fermée qui vous démange encore et que l’on sent toujours vaguement, même dans l’engourdissement des jours calmes. Il avait bien fait des vers adressés à son amante, mais il n’avait pas eu d’amante, les deux ou trois femmes qu’il s’était excité à aimer s’étaient vite enfuies de sa pensée, à peine si elles avaient passé dans sa vie en le frôlant seulement du bout de leurs ailes. À lui aussi, sa virginité s’était perdue au lupanar, autel maudit où vient mourir l’innocence du jeune homme, comme le lit de noces voit tomber celle de la jeune fille, fatalité commune à laquelle tous les deux sont condamnés : le premier y court en ivresse, la seconde s’y laisse pousser en pleurant. On dirait que l’amour qui doit suivre veut, pour ses luttes ardentes, des cœurs tout neufs et des corps aguerris.