Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/46

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Mais Henry espérait, il attendait, il rêvait, il souhaitait, il croyait encore à la volupté qui s’écoule du regard des femmes et à toute la réalité du bonheur de la vie, époque d’illusions, où l’amour bourgeonne dans l’âme. Ah ! savoure-la, enfant, savoure-la, la première brise parfumée qui s’élève de ton esprit ; écoute le premier battement de ton cœur tressaillant, car bientôt il ne battra plus que pour la haine, car il s’arrêtera ensuite comme le balancier cassé d’une horloge, car viendra vite la saison où les feuilles tombent, où les cheveux blanchissent, où toutes les étoiles filent de ce vaste firmament, dont les feux s’éteignent tour à tour.

Voilà les deux hommes qui parlaient ensemble de jouir et d’aimer. Morel communiquait à Henry ses opinions personnelles et ses goûts intimes, Henry riait, l’approuvait, il disait que c’était également sa manière de voir et sa façon d’agir ; tous deux se raillèrent donc du sentiment et vantèrent la belle viande, sans avouer que l’un leur était inconnu et que l’autre leur devenait à charge.

Morel, ne doutant pas qu’une maîtresse ne fût une denrée commune, demanda à l’écolier s’il en avait une quelconque.

— Ça vous arrivera, continua-t-il, un jour ou l’autre, à l’heure que vous y penserez le moins. Ne vous laissez pas mener par elle toutefois ; si vous l’aimez trop, vous êtes un homme perdu, il n’y a rien qui rende les hommes stupides comme cela, ce serait fâcheux pour vous, avertissez-moi à temps pour vous tirer du bourbier ; faites l’amour à droite, à gauche, courez la catin, aimez la femme mariée ou la grisette, tout est bien, tout est bon, mais pas de sentiment surtout, pas de bêtises, morbleu ! pas de phrases, j’ai connu d’excellents garçons qui se sont perdus avec cette manie-là.

Henry l’écoutait avec étonnement.