Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/77

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« Et je commençai. J’étais éclairé par deux chandelles, que je rapprochais le plus possible, car je n’y voyais guère, surtout au commencement ; le reste de l’appartement (c’était le cabinet du directeur) était sombre, tout le monde écoutait, Bernardi était à ma droite, un peu derrière moi, Lucinde à gauche en avant. Quand je levais la tête pour lire le haut de chaque nouvelle page, je la voyais, l’œil fixe, écoutant, quelquefois elle souriait un peu, du coin des lèvres, d’autres fois elle me regardait pendant que je lisais et je sentais ses yeux sur moi.

« Pendant le premier acte j’étouffais, on ne disait rien, Anténor seulement applaudit un peu à la fin. J’entamai le second avec feu, je me montais la tête, m’excitant à l’audace et voulant assister de suite à tous les effets de la scène, nuançant soigneusement les rôles, m’imaginant les entendre dire, et bientôt moi-même perdu dans l’illusion de ma pièce. Alors tout alla bien, les tirades se déroulaient, la période courait au galop, les scènes allaient, on applaudissait, je déclamais de toute mon âme. Je criais, je suais, mon sujet m’emportait, je m’y laissais entraîner avec délire, je frappais du pied, je gesticulais à l’aise, j’aurais joué sur le théâtre ; je ne tremblais plus, je n’entendais rien, je ne voyais rien si ce n’est, de temps à autre, le visage de Lucinde que j’apercevais rapidement, comme dans un éclair, à chaque feuillet que je tournais, et ma force redoublait.

« Tu sais que le cinquième acte n’était pas fait, je promets de le lire le lendemain, et dès le soir je me mis à l’œuvre.

« La pièce leur plaisait, elle était reçue ; elle-même, Henry, elle-même, de ses deux mains, elle m’a applaudi. Comprends-tu ça ? je vais être joué, moi, joué par des acteurs, ici, sur un théâtre, c’est tout à l’heure que je vais leur lire mon cinquième acte. Rentré je déclare tout, je brise tout, je voudrais savoir ce qu’on