Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/78

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m’objectera, ce sera drôle, ce sera risible. Après ça, les bourgeois sont si bêtes et les parents si stupides !

« Quelle nuit j’ai passée Henry ! l’amour n’en donne pas d’aussi fiévreuses. Je n’ai d’abord pas pu écrire tant j’étais ému, j’avais la plume dans les mains, mais je frissonnais de joie, je tremblais ; j’essayais de me calmer, je voulais penser, impossible ! malgré moi j’entendais déjà les applaudissements claquer du haut des loges, et des bruits de voix humaines murmurer des louanges avec mon nom. En vain je rappelais cent fois mon esprit, il me traînait en avant, vers un horizon radieux, sur une pente pleine de vertiges, un démon me harcelait.

« Hardi ! hardi ! me disais-je, hâtons-nous ! et ma main courait sur le papier avec frénésie, désolé d’avoir besoin d’écrire pour fixer ma phrase, et regrettant qu’aussitôt née l’idée n’eût pas sa forme toute faite et qu’il faille attendre pour la pétrir et la tailler. Quelquefois, fatigué d’impatience, je m’élevais, je marchais à grands pas, récitant tout haut ma tirade avant qu’elle ne fût finie, et puis je revenais à ma table l’écrire avec transport, joyeux de la tenir, inquiet de celle qui allait suivre, heureux de sentir s’achever mon œuvre, et déjà orgueilleux d’elle, comme la jeune mère, qui, à travers ses douleurs, entend les vagissements vigoureux de son premier nouveau-né.

9 heures du soir.

« Je voulais cacheter ma lettre et te l’envoyer en revenant du théâtre, quand j’aurais lu mon cinquième acte pour te dire le reste, mais la lecture est remise à demain ; j’ai été à l’hôtel de Bernardi, il est malade, je l’ai trouvé couché et entouré de citrons et de morceaux de sucre. C’est le vieux, celui qui fera le prieur, qui le soigne tout en lui faisant des cigarettes de Maryland.

« Adieu, cher Henry, dans deux ou trois jours tu