Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/16

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II

Alors une grande ombre, plus subtile qu’une ombre naturelle, et que d’autres ombres festonnent le long de ses bords, se marque sur la terre.
C’est le Diable, accoudé contre le toit de la cabane et portant sous ses deux ailes, comme une chauve-souris gigantesque qui allaiterait ses petits, — les sept Péchés capitaux, dont les têtes grimaçantes se laissent entrevoir confusément.
Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son inaction ; et il étale ses membres sur la natte.
Elle lui semble douce, de plus en plus, si bien qu’elle se rembourre, elle se hausse, elle devient un lit, le lit une chaloupe ; de l’eau clapote contre ses flancs.
À droite et à gauche, s’élèvent deux langues de terre noire que dominent des champs cultivés, avec un sycomore de place en place. Un bruit de grelots, de tambours et de chanteurs retentit au loin. Ce sont des gens qui s’en vont à Canope dormir sur le temple de Sérapis pour avoir des songes. Antoine sait cela ; et il glisse, poussé par le vent, entre les deux berges du canal. Les feuilles des papyrus et les fleurs rouges des nymphæas, plus grandes qu’un homme, se penchent sur lui. Il est étendu au fond de la barque ; un aviron, à l’arrière, traîne dans l’eau. De temps en temps un souffle tiède arrive, et les roseaux minces s’entre-choquent. Le murmure des petites vagues diminue. Un assoupissement le prend. Il songe qu’il est un solitaire d’Égypte.