Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/382

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

meute immense qui jappe en courant ; la lune frappe sur le dos des chiens ondulant tous à la fois d’un seul mouvement.
Il apparaît des arbres, les collines s’écartent, le fond de la vallée se hausse, et de grands feuillages entourent une eau tranquille étalée sur l’herbe fine. L’onde, qui cache ses bords sous des banques étroites de gravier ou des touffes de cresson pareilles à des édredons verts, va se perdant parmi les troncs d’arbres, dont les bas rameaux trempent dans l’eau ; les grosses racines sorties sont couvertes de mousses, les branches supérieures se courbent en dômes et çà et là dans les trouées passe un jour livide qui chatoie sur les feuilles, les éclairant, les découpant, éparpille dans l’ombre des étincelles d’argent, brille à la pointe des herbes, se heurte contre les cailloux, allonge des moires sur le sable humide. Il s’élève du lac des fumées légères, s’allongeant comme des gazes dans la transparence du crépuscule ; la rosée coule le long des écorces, on entend des gouttes tomber sur l’eau, un grand saule traverse tout avec une liane qui retombe escalopée d’un bout à l’autre.
Des aboiements, lointains d’abord, éclatent, deux lévriers passent leurs museaux par les branches, en tirant sur la corde que retient du doigt Diane chasseresse, court vêtue. Elle marche en regardant derrière, son petit carquois lui bat sur le dos, elle tient un arc de la main gauche, le bas de sa tunique voltige sur sa cuisse ronde ; la fraîcheur du matin a rendu rose sa figure ovale, couronnée de cheveux bruns humides. Elle jette sur l’herbe son arc et son carquois, attache à un troëne ses chiens qu’elle apaise, et, s’appuyant sur une seule jambe, se met à défaire le lacet de sa chaussure crétoise.
Les nymphes accourent, en s’appelant par leurs noms ; elles retirent leurs vêtements qu’elles accrochent aux branches des arbres, elles rient d’être nues, elles se pressent les unes contre les autres en frissonnant, elles dénouent leurs cheveux, elles se baissent pour tâter l’eau, elles s’y plongent jusqu’aux reins et s’en jettent au visage.
(Les faire rire, Antoine pris d’envie de rire, gaillardise, verdeur, vive la joie !)
Des flambeaux passent derrière les feuilles, un, deux, trois, cinq ; les lumières grandissent, et tout s’enfuit comme emporté dans une grande flamme.
Alors se découvre sous un ciel noir une salle immense, éclairée par des candélabres d’or.
Des piédestaux de porphyre, supportant des colonnes à demi perdues dans l’ombre tant elles sont hautes, vont s’alignant à la file, en dehors des tables qui se prolongent jusqu’à l’horizon, où apparaissent, dans un lointain lumineux, des architectures énormes, pyramides, coupoles, escaliers, perrons, des arcades avec des colonnades et des obélisques sur des dômes. Couvertes de mets qui fument comme des holocaustes sur des autels, les tables ont entre elles et çà et là, debout, des chœurs de musiciens couronnés de violettes, qui jouent sur des lyres en chantant d’une voix vibrante.