Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/383

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Au fond, plus haut, seul, coiffé de la mitre et vêtu d’écarlate, mange et boit le roi Nabuchodonosor.
Sa chevelure est tressée, sa barbe aussi.
Il y a, derrière lui, sa statue étouffant des peuples dans ses bras et portant un diadème de pierres creuses qui contiennent des lampes et projettent à l’entour des rayonnements de toutes couleurs.
Aux quatre coins de sa table, quatre prêtres, en manteaux blancs et en bonnets pointus, tiennent de grands encensoirs dont ils encensent. Par terre, se traînent les rois captifs, sans pieds, ni mains, auxquels il jette à manger et qui se battent à coups de dent pour attraper les morceaux ; devant lui, à une table plus basse, sont assis ses frères et ses parents, les prétendants à l’empire, qui portent sur leurs yeux un bandeau bleu, étant tous aveugles ; plus bas enfin, à une troisième table, les jeunes gens d’Israël, Misach, Sidrach, Abdenago et Balthasar. Les esclaves courent portant des plats, des femmes circulent versant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains, le vin coule des urnes ; on défonce les cuves ; des jattes d’ébène remplies de lait s’alternent avec des vases d’airain remplis d’eau ; et un dromadaire, chargé d’outres percées, passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles. Les couteaux d’acier miroitent, les roses s’effeuillent à la chaleur, les pyramides de fruits s’écroulent, les coupes de cristal résonnent, les candélabres tordent leurs flammes dans la nuit noire comme des panaches vermeils, le fouet des esclaves claque dans l’air.
Les chanteurs chantent, les danseuses dansent, les belluaires, en souriant, amènent leurs bêtes, les acrobates crient et retroussent leurs bras. Des panthères sautent dans des cerceaux, des serpents se déroulent sur les colonnes, des baladines pirouettent sur la pointe des poignards. Il y a des jongleurs nègres qui font glisser le long de leurs reins de grosses boules d’argent ; d’autres, la taille renversée, portent au bout du poing des poids de fer ; de dessous des cloches d’or, il s’envole des oiseaux ; des enfants nus, se lancent des pelotes de neige, qui s’écrasent en tombant sur les argenteries blanches ; des femmes, en caleçon jaune, les cheveux retenus dans des filets, marchent sur les mains en vomissant du feu par les narines, les cymbales retentissent, les encensoirs se balancent ; le roi boit, il est rouge, il est ivre, il essuie, avec sa manche, les parfums gras qui coulent sur son visage ; il mange dans les vases sacrés, il commande, il crie, il roule des yeux ; on est pâle autour de lui.
Il y a tant de monde assemblé, tant d’aromates fumant dans les trépieds, tant de vins, tant de viandes, tant de parfums, tant d’haleines, que des nuages flottent sur le festin.
Les prophètes, couverts de peaux de chèvre, paraissent au milieu de la salle et lèvent les bras vers le colosse d’or ; le roi rit, il frappe dans ses mains, il appelle des soldats.
Les lions rugissent, secouant la tête sous les gouttes de résine qui leur tombent des torches sur les oreilles, les serpents se mettent à ramper parmi les tables. À force de jouer, les doigts se coupent contre les lyres, les archers tirent de l’arc, les flèches volent, les