Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/393

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pensé ou si je l’ai vu vraiment ? Quelle est la limite du rêve et de la réalité ? Où en suis-je ? C’est ici, c’est moi, voilà la case,… mais la chapelle ?… Eh bien ! eh bien ? Ah ! je chercherai plus tard, c’est trop difficile… Comment ? le soleil brille et tout à l’heure il y avait des étoiles ! est-ce le matin ? est-ce le soir ? tantôt j’étais dans la nuit, et je ne me rappelle pas… Non, c’était il y a une minute, il ne s’est rien passé depuis… c’est que j’ai pensé très vite, et mes idées auront rempli le temps.

Les ténèbres reparaissent.

Voilà la nuit en effet… Tout est bien… Oui, je me promenais tout à l’heure en songeant à… non, je me mortifiais avec ma discipline… c’est cela ! Pourtant je n’avais pas encore vu ces deux choses qui remuent là-bas et qui se rapprochent… Qu’est-ce donc ? on dirait deux bêtes, l’une rampe sur le ventre tandis que l’autre voltige… je ne distingue pas, elles paraissent très grosses… Quoi ? elles approchent ! Ah ! mon dieu !

À travers le crépuscule se montre le Sphinx ; il allonge ses grandes pattes, replie sa queue et se couche sur le ventre ; les bandelettes qui retombent de sa tête encadrent son poitrail haletant d’un souffle rauque.
Sautant, volant, crachant du feu par les narines, et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la Chimère aux yeux verts tournoie, aboie ; les anneaux de sa chevelure, rejetés d’un côté, s’entremêlent aux poils de son dos ; de l’autre ils pendent jusque sur le sable, et remuent au balancement de tout son corps.
le sphinx
est immobile et regarde la Chimère :

Ici, Chimère ! arrête-toi !

la chimère.

Non, jamais !

le sphinx.

Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n’aboie pas si fort.

la chimère.

Ne m’appelle plus ! ne m’appelle plus ! puisque tu restes toujours muet et que jamais tu ne te déranges de ta posture.

le sphinx.

Cesse donc de me jeter tes flammes au visage et de pousser