Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/407

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tirons la langue comme des chiens hors d’haleine. Mais comme nous allons bientôt nous replonger dans l’eau, quand nous serons revenues ! Nous t’emmènerons, Antoine, nous n’avons fait le voyage que pour t’avoir. Oh ! tu seras bien, là-bas, sur les lits de varechs, par les vertes forêts où il y a des fucus plus grands que des chênes. Nous autres, nous passons entre leurs rameaux qui frissonnent au mouvement régulier des vagues profondes, ce sont d’autres feuillages, d’autres prairies, d’autres montagnes ; nous avons des demeures humides, avec des colonnettes de corail, des murs nacrés, et des ruisseaux plus clairs traînant des perles brillantes le long des bancs de gravier où viennent s’asseoir les baleines. Tu ne sais pas nos immensités liquides : la sonde des matelots n’est point descendue jusqu’à nous, des peuples divers habitent les couches de l’Océan ; les uns sont au séjour des tempêtes, il leur faut la longue écume se roulant sur la surface que rident les brises de terre ; d’autres nagent en plein dans la transparence des ondes froides, et sans remuer s’y tiennent suspendus ; d’autres, plus loin, frottent leurs poitrines contre le sable des bas-fonds, aspirent par leurs trompes l’eau des marées qui refluent, ou portent sur leurs épaules le poids des sources de la mer. Pareilles à des soleils découpés, des plantes toutes rondes abritent des animaux endormis ; leurs membres poussent avec les roches, le mollusque bleuâtre fait palpiter son corps inerte comme un flot d’azur. Nous vivons libres dans les solitudes salées, accomplissant les fonctions pacifiques de nos effrayantes existences ; le galet seul sait notre âge, et dans nos migrations, quand nous remontons en haut, nous trouvons que les continents ont changé de figure. Nous n’entendons que les eaux s’agiter entre elles, et sur le dôme qui nous abrite nous regardons passer la quille des navires, comme des astres noirs qui glissent en silence.

antoine
stupéfait.

Quelle quantité ! quelle variété ! quelles formes ! il y en a dans la mer, il y en a dans la terre, il y en a dans l’air !… Mais je ne vois pas tout… elles arrivent, elles tourbillonnent, elles s’amassent, les unes pareilles, les autres dissemblables, petites, grandes, horribles, mélodieuses ; leurs regards ont des profondeurs où mon âme tourbillonne, on dirait que ce sont des âmes. À quoi leur servent tous ces organes ? comment vivent-elles ? pourquoi tout cela ? la drôle de chose ! la drôle de chose !

À mesure que saint Antoine regarde les animaux, ils grossissent, grandissent, s’accroissent, et il en vient de plus formidables et de plus monstrueux encore : le Tragelaphus, moitié cerf et moitié bouc ; le Phalmant couleur de sang, qui fait crever son ventre à force de hurler ; la grande belette Pastinaca, qui tue les arbres par