Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/616

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Puis les trois cent soixante idoles des Arabes, correspondant aux jours de l’année, qui vont grandissant de taille et diminuant.

Passez ! passez !

Puis l’idole des Gangarides, en maroquin jaune, assise sur ses jambes, la tête rase, le doigt levé. Elle se déchire en pièces sous les coups de la Mort, et l’étoupe de ses membres voltige de tous côtés. Secouant dans ses mains les longues guides d’or qui retiennent ses soixante-trois chevaux à crinière blanche, assis sur un trône de cristal et sous un pavillon de perles à franges de saphir, arrive le Gange, traînant dans un chariot d’ivoire tous ses dieux. Il a une tête de taureau avec des cornes de bélier et sa robe claire disparaît sous des fleurs de pipalas. Les franges du pavillon s’entrechoquent, les crinières des chevaux frissonnent et l’immense char, supporté par deux roues, bascule tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.
Il est plein ; les dieux l’encombrent : dieux à plusieurs têtes, à plusieurs bras, à plusieurs pieds, rayonnants d’auréoles, et qui semblent engourdis dans des abstractions éternelles. Des serpents s’enroulent à leurs corps, passant entre leurs cuisses, et, se dressant, puis se courbant, s’inclinent au-dessus d’eux, comme des berceaux de couleur. Ils sont assis sur des vaches, sur des tigres, sur des perroquets, sur des gazelles, sur des trônes à triples étages. Leurs trompes d’éléphants se balancent comme des encensoirs, leurs yeux scintillent comme des étoiles, leurs dents bruissent comme des glaives.
Ils portent, dans les mains, des roues de feu qui tournoient, des triangles sur la poitrine, des têtes de mort autour du cou, des palmes vertes sur les épaules. Ils pincent des harpes, chantent des hymnes, crachent des flammes, respirent des fleurs. Des plantes descendent de leur nez, des jets d’eau jaillissent de leurs têtes.
Des déesses couronnées de tiares allaitent des dieux qui vagissent à leurs mamelles, rondes comme des mondes ; et d’autres, suçant l’ongle de leur pied, s’enveloppent dans les voiles clairs qui réfléchissent, sur leur surface, la forme confuse des créations.
La Mort fait claquer son fouet : le Gange lâche les guides, les dieux pâlissent. Ils s’accrochent les uns contre les autres, ils se mordent les bras, leurs saphirs se brisent, leurs lotus se fanent. Une déesse qui portait trois œufs dans son tablier les casse par terre.
Ceux qui avaient plusieurs têtes se les tranchent avec leurs épées ; ceux qui étaient entourés de serpents s’étranglent dans leurs anneaux ; ceux qui buvaient dans des tasses les jettent par-dessus leurs épaules. Ils pleurent, ils se cachent la face dans les tapis de leurs sièges.
antoine
s’avance en haletant.

Pourquoi cela ? pourquoi donc ?