Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/631

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Arrive sur des roulettes un grand catafalque noir, garni de flambeaux du haut en bas. Son dais, étoilé de lames d’argent et soutenu par quatre colonnes d’ordre salomonique où s’enroule une vigne d’or, abrite un lit de parade recouvert de pourpre et dont le chevet triangulaire supporte des tablettes chargées de parfums qui brûlent dans des poteries de couleur. On distingue sur le lit une figure d’homme en cire, couchée tout à plat comme un cadavre. Autour du lit sont alternativement rangées de petites corbeilles en filigrane d’argent et des urnes d’albâtre de forme ovale ; il y a, dans les corbeilles, des pieds de laitues, dans les urnes une pommade rose.
Des femmes suivent le catafalque d’un air inquiet. Leurs chevelures dénouées tombent le long de leur corps comme des voiles ; de la main gauche elles ramènent sur leur sein les plis de leurs robes traînantes, et tiennent dans la droite de gros bouquets ou des fioles de verre pleines d’huile.
Elles se rapprochent du catafalque, elles disent :
les femmes.

Beau ! Beau ! il est beau ! réveille-toi ! assez dormi ! lève la tête, debout !

Elles s’assoient par terre, toutes en rond.

Ah ! il est mort ! il n’ouvrira pas les yeux ! Les mains sur les hanches et le pied droit en l’air, il ne tournera plus sur le talon gauche. Pleurons ! désolons-nous ! crions !

Elles poussent de grands cris, puis se taisent tout à coup. On entend pétiller la mèche des flambeaux dont les gouttes arrachées par le vent tombent sur le cadavre de cire et lui fondent les yeux.
Les femmes se relèvent.

Comment faire ? chatouillons-le ! frappons-lui dans les mains !… Là… là… respire nos bouquets ! Ce sont des narcisses et des anémones que nous avons cueillis dans tes jardins. Ranime-toi, tu nous fais peur !

Oh ! comme il est raide, déjà !

Voilà ses yeux qui coulent par les bords ! Ses genoux sont tordus, et la peinture de son visage a descendu sur la pourpre.

Parle ! Nous sommes à toi ! Que te faut-il ? Veux-tu boire du vin ? veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger les pains de miel que nous faisons frire dans des poêles, et qui ont la forme de petits oiseaux, pour t’amuser davantage.

Touchons-lui le ventre ! Baisons-le sur le cœur ! Tiens ! tiens ! les sens-tu, nos doigts chargés de bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui cherchent ta bouche, et nos cheveux qui balaient tes cuisses ? Dieu pâmé, sourd à nos prières !