Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/663

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
663
NOTES

l’esprit de scrupule et de rigorisme que l’Église n’a pu extirper de son sein, contre le compromis, évidemment fort étranger à l’Évangile, qui a fondé l’union du christianisme ecclésiastique et de l’État romain. À Alexandrie se sont formées et ont mûri de tout temps les plus fécondes des idées qui ont nourri la foi, et aussi se sont posées les plus redoutables des conclusions qui ont troublé l’Église ; il n’est pas étonnant que celle-là en soit sortie après beaucoup d’autres, qui jugeait excessives les concessions consenties à l’esprit et aux mœurs du siècle.

Ce qui surprend, en revanche, c’est que les autorités ecclésiastiques n’aient pas vu tout d’abord le danger que le monachisme recélait pour leur discipline et l’outrage qu’il infligeait à l’Église enseignante. La raison de cet aveuglement est à chercher dans la correction dogmatique des moines ; les évêques orthodoxes, en un temps où leurs opinions subissaient de rudes assauts, considérèrent surtout que les solitaires pensaient comme eux et que leurs mérites illustraient la vérité à l’égal du martyre : c’est pourquoi Athanase produisit Antoine contre les Ariens. Quant aux simples laïques, ils admiraient béatement des exploits qu’ils se sentaient incapables d’imiter. Quand le péril, vers la fin du siècle, apparut clairement, que l’Église vit l’ascétisme chercher à envahir la vie des laïques et des clercs et irriter les simples, il était trop tard pour prendre une mesure radicale, et, selon sa coutume, elle trouva un accommodement ; il consistait à embrigader les moines dans le clergé. L’opération porta, quant à la suite de l’évolution dogmatique et politique du christianisme, des conséquences capitales ; mais ce n’est point ici le lieu d’en raisonner.

C’étaient donc, en principe, les mieux intentionnés et les plus zélés des chrétiens qu’attirait la vie monastique ; mais beaucoup se trompaient sur leur vocation et se trouvaient réduits à revenir dans le siècle après un séjour plus ou moins long au désert ; plusieurs affligeaient leurs frères par le spectacle d’une chute lamentable ; leur chair, mal domptée, prenait tout à coup sur leur esprit une revanche humiliante. Aux yeux de tous, les séductions du monde et le souvenir des biens périssables, qu’ils avaient quittés, reparaissaient en tableaux plus ou moins tentants ; ils accusaient le diable de les former dans le dessein de rompre leur résolution, qui l’exaspérait. Ces infortunés solitaires vivaient dans un état de lutte perpétuelle contre l’armée des mauvais esprits, dont il leur fallait, à tout instant, déjouer la redoutable subtilité. Antoine lui livra à maintes reprises de terribles batailles, notamment dans le tombeau et à Pispir. Le diable représentait à sa mémoire le souvenir de ses biens, celui de sa sœur et tous les agréments de la vie qu’il avait méprisée, et il cherchait à lui peindre sous les couleurs les plus affreuses les souffrances qui l’attendaient loin du monde ; puis il lui soufflait des pensées obscènes et tournait autour de lui sous la figure d’une femme lascive ; ou bien il