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NOTES

lui offrait de fabuleuses richesses ; ou encore il essayait de l’épouvanter en faisant surgir devant lui les monstres les plus horrifiques et les plus menaçants, ou de troubler sa méditation par un vacarme assourdissant ; il ne reculait même pas devant les coups et, une nuit, il l’en accabla si longtemps et si durement qu’il le laissa pour mort. À certains jours, les gens n’approchaient du réduit d’Antoine qu’avec tremblement. Lui seul n’avait pas peur : l’esprit constamment tendu vers la réconfortante angoisse du jugement dernier, armé du signe de la croix et de la puissance souveraine du nom de Jésus-Christ, dont l’invocation brûle les démons, les yeux baissés ou clos, priant et chantant, il traversait victorieusement toutes les épreuves. Il ne manquait même pas de répéter à ses disciples que la puissance du démon n’était qu’illusion.

Flaubert n’a donc inventé ni son héros, ni le thème, devenu populaire, de sa tentation ; on voit assez qu’il a modifié l’un et largement développé l’autre au gré de son imagination. « Notre saint père Antoine » n’avait certainement jamais entendu parler de toutes les hérésies qu’Hilarion fait défiler devant lui et il était aussi incapable de scruter le secret des mondes que de rêver de devenir « la matière » ; il aurait plutôt souhaité le contraire. Il est peu probable qu’il ait vu la reine de Saba, et les pièges diaboliques qu’il sut éviter, d’après les vieux documents, ne comportaient ni les complications ni la parure de ceux que Flaubert a machinés. Le romancier avait rêvé de donner dans la Tentation « une exposition dramatique du monde alexandrin du IVe siècle » (Correspondance, IV, 29) ; ce n’est pas ce qu’il a fait : il a parlé de bien des choses qui n’intéressaient plus du tout les gens d’Alexandrie au temps de saint Antoine et il en a passé sous silence d’autres qui les passionnaient ; on s’étonne, par exemple, de la petite place que tient Origène dans la Tentation, lorsqu’on sait que son influence a gravement troublé l’Église au IVe siècle et que saint Pakhôme l’égalait à l’Ennemi lui-même.

En ce qui regarde l’exactitude historique des détails utilisés par Flaubert, il y a lieu de distinguer entre les diverses rédactions de la Tentation. Les deux premières s’inspirent de documents du moyen âge bien plus que de textes antiques et les anachronismes y abondent : Antoine ne possédait point d’image de la Vierge et n’allumait pas de lampe pour l’honorer ; il n’avait point de missel, dont il n’aurait d’ailleurs su que faire, puisqu’il ne savait pas lire ; aucune croix de bois ne se dressait devant sa cellule ; il n’était point tonsuré ; il ne récitait point de chapelet ; aucun crucifix ne battait sur sa poitrine ; tout cela ne viendra que plus tard dans la pratique chrétienne ; il ne souhaitait point manger du boudin, vu que les chrétiens de son pays avaient encore ce mets en horreur ; il n’avait certainement pas vu de dentelles fines aux mains des prêtres qu’il avait connus, non plus qu’au-