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NOTES

28, rue Barbet-de-Jouy, 1er avril.
Mon cher Flaubert,

Je vous ai lu d’un trait et je vous relis ; au point de vue matériel, c’est intéressant, varié, éblouissant comme une féerie.

Au fond, c’est bien ce que j’avais pensé : le IVe siècle vu par un cerveau d’ascète. Comme l’ascète théologien est alors le personnage régnant, et que les songes et constructions théologiques sont la grosse affaire du temps, la lorgnette est bien choisie.

Très bonne préparation physiologique et psychologique ; on voit que vous connaissez très bien les prodromes et le mécanisme de l’hallucination, cela s’engrène.

Objections : 1° vous avez pris vos hérésiarques dans saint Épiphane ; or il est probable qu’il les calomnie, car il est assez borné, c’est un dévot de province ; mais on peut répondre que saint Antoine est encore au-dessous, et qu’il les voit à travers les cancans de leurs adversaires ; 2° vous donnez aux dieux grecs des noms romains, et vous les altérez ; on répondra qu’à cette époque ils l’étaient déjà et que l’Olympe hellénique avait pris une tournure latine classique. Mais saint Antoine n’a vécu qu’à Alexandrie et Constantinople, ce pur pays grec ; il ne parle que grec, il semble qu’il aurait dû laisser à l’Olympe une couleur plus hellénique ; 3° la finale semble une prévision trop accusée et trop exacte de la science moderne, de notre zoologie à la Lamarck. Je ne me représente pas assez bien la science alexandrine pour savoir si saint Antoine peut être conduit là.

La difficulté fondamentale de l’ouvrage est de concilier les deux points de vue suivants : 1° faire une vraie hallucination, l’hallucination d’un ascète de l’an 330, avec l’incohérence et les soubresauts des phénomènes, avec les traces d’abêtissement et de maladie mentale qui conviennent au personnage ; 2° faire le tableau de la grande orgie métaphysique et mystique, du pêle-mêle des systèmes. Vous y avez réussi le plus souvent et pour l’essentiel.

Un beau morceau, c’est le gymnosophiste ; un autre, affriandant et troublant, c’est la reine de Saba. Où diable avez-vous trouvé ce type moral et physique, et ce costume ? Car je suis persuadé que pour cela aussi vous avez des autorités, ou du moins des documents, des points de départ ?

Compliments et poignée de main ; je n’ai pas reçu le Candidat, que je voudrais bien lire ; rappelez-vous aussi que vous m’avez promis votre visite pour un mardi après-midi.

À vous

H. Taine