Page:Guy de Maupassant - Une vie.djvu/46

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On s’éloigna d’abord. Vers l’horizon, le ciel se baissant se mêlait à l’Océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre à son pied, et des pentes de gazon pleines de soleil l’échancraient par endroits. Là-bas, en arrière, des voiles brunes sortaient de la jetée blanche de Fécamp, et là-bas, en avant, une roche d’une forme étrange, arrondie et percée à jour, avait à peu près la figure d’un éléphant énorme enfonçant sa trompe dans les flots. C’était la petite porte d’Étretat.

Jeanne, tenant le bordage d’une main, un peu étourdie par le bercement des vagues, regardait au loin ; et il lui semblait que trois seules choses étaient vraiment belles dans la création : la lumière, l’espace et l’eau.

Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barre et l’écoute, buvait un coup de temps en temps, à même une bouteille cachée sous son banc ; et il fumait, sans repos, son moignon de pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince filet de fumée bleue, tandis qu’un autre tout pareil s’échappait du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau de terre plus noir que l’ébène, ou le remplir de tabac. Quelquefois il le prenait d’une main, l’ôtait de ses lèvres, et du même coin d’où sortait la fumée lançait à la mer un long jet de salive brune.

Le baron, assis à l’avant, surveillait la voile, tenant la place d’un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient côte à côte, un peu troublés tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrer leurs yeux qu’ils levaient au même moment comme si une affinité les eût avertis ; car entre eux flottait déjà cette