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L’ÉDUCATION MORALE.

grave, digne de fixer l’attention non seulement des statisticiens, mais surtout des hommes d’État soucieux de l’avenir, car cesser d’avancer, pour une nation, c’est demeurer en arrière, et laisser passer la prépondérance politique aux mains de races plus vigoureuses.

M. Myers, en examinant nos chapitres relatifs à la population dans l’Irréligion de l’Avenir, attribue « au pessimisme français moderne », l’influence déprimante sur la natalité en France. Nous ne comprenons pas bien l’inlluence stérilisante que l’on attribue ainsi au pessimisme. Nous nous demandons si le pessimisme, une fois généralisé dans un peuple, peut à lui seul amener l’infécondité. Les Chinois, les Japonais, sont bercés dès l’enfance de cette idée que toute existence est néant ; en outre, ils n’ont pas de doctrine arrêtée sur l’immortalité personnelle ; la religion bouddhiste est, sur ce point, plus négative que positive : ils n’en pullulent pas moins. C’est qu’ils ont le culte de la famille comme les anciens Juifs, qui ne croyaient guère, eux aussi, à l’immortalité[1]. Dans ce problème, ce qui doit surtout nous intéresser, c’est l’esprit des masses, principalement des paysans, qui seuls peuplent ou dépeuplent un pays.

  1. Y a-t-il même un « pessimisme français moderne » ? Je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux dire : Modem pessimism in France. Sans doute le pessimisme s’est trouvé pendant un certain temps et se trouve encore à la mode dans les salons de Paris, où bon nombre de blasés et de surmenés s’affublent avec plaisir de ce nom grave. Mais pas un philosophe français depuis MM. Taine, Renouvier, Ravaisson, jusqu’à MM. Fouillée et Ribot, n’a défendu le pessimisme. Un romancier, un génie puissant, mais aux tendances sombres et souvent obscènes, M. Zola, s’est attaché à évoquer dans ses livres des images plus ou moins horribles, mais c’est là un cas particulier et une affaire de tempérament artistique plutôt que de doctrine philosophique. Vous me nommerez sans doute M. Renan, mais cet admirable écrivain, s’il a eu ses jours de pessimisme, paraît maintenant converti à l’optimisme. Peut-être, dans ses heures d’épanchement, nous dirait-il que la vérité doit être entre les deux et qu’il n’est pas mauvais de soutenir successivement les deux thèses. En poésie, notre plus grand nom, celui de Victor Hugo, n’est rien moins que celui d’un pessimiste ou même d’un douteur : il a toujours lutté de toutes ses forces contre les idées de négation. Il n’en est peut-être pas ainsi des grands poètes anglais Byron et Shelley, de Henri Heine en Allemagne, de Léopardi en Italie. On citera chez nous des poetæ minores : madame Ackermann, Baudelaire et Richepin. Mais madame Ackermann, qui a écrit quelques vers pessimistes très bien frappés, quoique un peu déclamatoires, et Baudelaire — un véritable détraqué, celui-là — n’ont été goûtés que dans un cercle restreint. Quant à M. Richepin, comment pi’endre au sérieux cet habile versificateur et rhéteur ? On le lit comme on va regarder un jongleur plein d’adresse. Son pessimisme n’est qu’une « matière » à vers français, comme les matières à vers latins du lycée et de l’École normale.