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L’ÉDUCATION MORALE.

devoir accompli. La vie n’est autre chose qu’un travail et une soumission à des règles ; ne la représentez pas aux enfants comme un jeu de boules ou de quilles : ce serait les démoraliser et, au lieu de faire des hommes, préparer à la société de grands enfants. Celui qui ne sait que jouer et juge tout d’après son plaisir est un égoïste et un paresseux.

Au reste, le jeu lui-même exige encore un certain travail. Car, ne l’oublions pas, le plaisir trouvé dans le jeu devient très vite l’intérêt de la difficulté à vaincre, et la preuve, c’est que le jour où le jeu a cessé d’être difficile, il a bien souvent cessé d’amuser. Il s’agit donc simplement d’amener l’enfant à appliquer à une tâche sérieuse la somme d’attention, de persévérance et de suite dans les idées qu’il a naturellement et graduellement apportée dans ses jeux. Et, en définitive, lui apprendre à s’intéresser à toute chose, c’est lui apprendre à persévérer, c’est-à-dire à connaître l’effort, à vouloir ; c’est le moraliser tout autant que l’instruire.

La culture de l’attention est le secret de tout « l’entraînement intellectuel ». L’attention produit le groupement plus ou moins systématique des représentations et des idées, de manière à ce qu’aucune ne reste isolée en nous, à ce que chacune attire et éveille plutôt les images ou les idées qui offrent avec elle une certaine similitude, une analogie logique ou esthétique. L’inattention, au contraire, consiste dans l’avortement de chaque représentation, qui passe et meurt en nous sans avoir donné lieu à aucun groupement durable. L’attention est donc autant une question de méthode que de puissance naturelle pour l’intelligence. Prendre l’habitude de l’attention, c’est prendre simplement l’habitude de ne pas laisser avorter d’état de conscience important sans l’avoir relié à d’autres, sans en avoir fait une sorle de système psychique[1].

L’attention est l’ordre et l’honnêteté de la pensée. Il s’agit de ne pas laisser se briser la trame de nos idées, de faire comme le tisserand qui rattache tout fil cassé. Il y a des esprits où les fils se cassent sans cesse, c’est vrai, mais on peut presque toujours les renouer avec un peu d’effort. C’est une question de volonté, et l’attention apparaît ainsi comme une moralité élémentaire, la moralité

  1. V. Paulhan, Revue scientifique, 28 mai 1887.