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L’ÉDUCATION MORALE.

mesure. Interprétée dans son sens profond, elle nous apparaît comme le miroir où viennent se réfléchir et se confondre en une même image et ce que nos yeux embrassent du dehors et ce que notre pensée pressent, devine du monde intérieur et en apparence fermé. Enseignons donc à nos enfants à connaître, à comprendre surtout cette poésie vers laquelle, à tous les âges de la vie, nous revenons tant de fois, pour lui demander tantôt d’oublier, tantôt d’espérer.

Les qualités esthétiques sont de celles qui se transmettent le mieux par hérédité dans la race, qu’il importe conséquemment de maintenir en leur pureté et de développer sans cesse. Un Grec naissait avec un goût naturel, avec du coup d’œil et de l’oreille, et il en est de même encore du Français. Les sens, en effet, et le sentiment jouent un rôle capital en esthétique. Or, la perfection, lafinesse des sens, et aussi celle des sentiments, sont des qualités transmissibles par hérédité. Elles peuvent aussi se perdre ; prenons garde de laisser périr un tel héritage en négligeant l’éducation esthétique.

Sur la question : « Les beaux arts sont-ils nécessaires au peuple ? » les pédagogues, remarque Tolstoï, hésitent d’ordinaire et s’embrouillent (le seul Platon a décidé hardiment et négativement la question). On dit : — Il le faut, mais avec de certaines restrictions ; donner à tous la faculté d’être artistes est nuisible à l’ordre social. On dit : — Certains arts ne peuvent exister à un certain degré que dans une certaine classe de la société. On dit : — Les arts doivent avoir leurs serviteurs exclusifs, adonnés à une tâche unique. On dit : — Les grands talents doivent avoir la faculté de sortir du milieu populaire pour s’abandonner tout entiers à l’art. — Tolstoï conclut que tout cela est injuste. Il estime que le besoin des jouissances artistiques et le culte de l’art existent dans chaque personne humaine, quelles que soient sa race et sa sphère ; que ce besoin est légitime et doit être satisfait. Et, érigeant cette maxime en axiome, il ajoute que, si les jouissances de l’art et son culte universel présentent des inconvénients et des dissonances, la cause en est dans le caractère et les tendances de notre art ; « nous devons donner à la jeune génération les moyens d’élaborer un art nouveau tant par la forme que par le fond. » « Chaque enfant du peuple aies mêmes droits, que dis-je ? a des droits plus grands aux jouissances de l’art que nous autres, enfants d’une classe privilégiée, nous