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L’ÉDUCATION MORALE.

beauté de l’amour et du sacrifice sont-elles accessibles à chacun et n’exigent-elles pas de préparation ? »

— Parce que nous sommes des mille et qu’ils sont des millions ! dit Tolstoï. Si ce n’est pas là la raison du plus fort, c’est à tout le moins la raison du plus grand nombre. Tenir pour faux ce que la majorité des hommes n’arrive pas à voir et à comprendre, n’est-ce pas ressembler un peu aux contemporains de Christophe Colomb qui nièrent l’Amérique ? devons-nous refuser de croire à l’existence des étoiles que nos yeux ne distinguent plus ? Certes, Tolstoï a raison de le dire, il y a dans l’art moderne des tendances malsaines, que nous n’acceptons en effet que parce que nous y sommes habitués, si habitués même que nous en faisons en quelque sorte abstraction ; nous écartons d’instinct cette convention d’un genre nouveau qui a remplacé ce qu’on pourrait appeler le cérémonial des œuvres classiques : nous ne voyons et ne voulons voir que le beau côté de l’œuvre, celui qui, somme toute, la fait œuvre d’art. Mais il semble qu’on puisse affirmer devant tout succès qui se montre durable que, par quelque endroit, l’œuvre qui en est l’objet est belle et vraie. Tolstoï rêve un grand art qui serait populaire, tout près de la nature, simple et élevé, sain comme l’air et la lumière, sans les affectations, les raffinements, le caractère maladif de nos arts. C’est un beau rêve et il est bon de faire ce rêve : le raffinement à outrance n’est pas la profondeur, et l’art ne peut que gagnera être, au moins en partie, accessible à tous, à tendre de la sorte vers l’universel. Mais aller jusqu’à vouloir condamner en lui tout ce qui n’éclate pas aux yeux de tous les hommes comme la lumière du jour, c’est vouloir au fond le limiter. Rien ne pourra faire que ce qu’une pensée réfléchie a été amenée par degrés à comprendre et à exprimer soit saisi d’emblée par les plus simples d’entre nous. Il faut refaire soi-même le chemin tracé par d’autres si on veut les suivre : l’éducation artistique du regard commence avec les petits enfants rien que pour la seule distinction des couleurs ; raison de plus, commençant si tôt, pour qu’elle se continue tard. Tolstoï, pour prouver son dire, rapproche à tort la beauté artistique de la beauté morale. S’il est vrai que chacun peut comprendre la beauté tout intérieure de l’amour et du sacrifice, la raison en est que la beauté morale sort du cœur même de l’homme pour rayonner au dehors, tandis que la beauté des choses doit, pour être comprise, y retourner en quelque sorte, rame-