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BUT DE L’ÉVOLUTION ET DE L’ÉDUCATION.

ni de durable ; pour mieux dire, ils n’ont pas en moyenne d’impulsion constante, et presque toutes les impulsions qui les font agir prennent le caractère intermittent des besoins physiques, de la faim, de la soif ; l’amour même n’existe pas chez eux à l’état de passion exclusive et insatiable. Toutes leurs émotions sont réduites à l’état momentané. La conséquence, c’est qu’ils ne peuvent ressentir qu’exceptionnellement l’influence d’une idée-force, la dictée d’une « obligation ». Les sentiments que nous appelons moraux ne leur manquent pas absolument, mais ces sentiments n’agissent que dans l’instant présent ; à vrai dire, l’homme primitif a des caprices moraux, il n’a pas de moralité organisée : il peut être héroïque beaucoup plus facilement que droit et équitable. Et ces caprices, satisfaits ou non, tendent à s’éteindre sans laisser de trace profonde en lui, parce que la môme raison qui l’empêche de se contenir sous la pression d’un mobile, l’empêche aussi de retenir ce mobile présent à son esprit ; il est distrait comme il est impuissant, parce qu’il est incapable d’un effort : sa conscience n’est pas assez complexe pour que des mobiles puissent s’y balancer longtemps sans que leur force se dépense et s’épuise aussitôt en mouvements spontanés. Il ignore ce que c’est qu’une ligne de conduite, et il ne l’apprendra que par une très lente évolution.

Le progrès qui, à ce règne des caprices, des impulsions passagères et discordantes, substitue par degrés le règne des impulsions tenaces, en harmonie les unes avec les autres, tend à former le caractère ; c’est le même progrès qui tend à constituer aussi la moralité. Avoir du caractère, c’est conformer sa conduite à certaines rèjles empiriques ou théoriques, à certaines idées-forces bonnes ou mauvaises, mais qui y introduisent toujours de l’harmonie et de la beauté en même temps qu’une valeur morale. Avoir du caractère, c’est éprouver une impulsion assez forte et assez régulière dans sa force pour se subordonner toutes les autres. Chez l’individu, une telle impulsion peut être plus ou moins antisociale ; on peut avoir du caractère, et en tant que tel offrir une certaine beauté intérieure, par là même présenter une moralité élémentaire avec une conduite réglée, et n’être néanmoins qu’un déclassé au sein de l’humanité actuelle, un brigand peut-être. Au contraire, quand il s’agit d’une race, surtout de la race humaine en