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LA SUGGESTION NERVEUSE ET SES EFFETS.

envie d’embrasser M. A. ; de plus, cette envie n’était pas encore passée, et le surlendemain elle durait encore. Huit jours après, M. Delbœuf répète l’ordre déjà donné, et cette fois, le soir, l’ordre est exécuté. M. Delbœuf, qui a appris à ses sujets à se souvenir de leurs actes quand ils sont sous l’influence de la suggestion, demandait à la jeune fille ce qu’elle avait éprouvé la veille en allant embrasser M. A. « Je ne pensais à rien, dit-elle ; quand j’ai ouvert la porte, l’idée m’est venue d’embrasser M. A., il me sembla que c’était une chose que je devais faire absolument, et je l’ai faite[1] ». — « Le 5 avril, 5 h. 15 minutes après midi, dit M. Delbœuf, je suggère à M. que, sur le coup de la demie après cinq heures, elle ira consoler une statuette en bois placée sur la cheminée et représentant un moine qui pleure. Je la réveille. La pendule sonne ; M. se lève, va réconforter le moine avec force gestes de commisération, puis vient se rasseoir… Souvenir intégral. — Comment vous décidez-vous à faire une action si peu raisonnable ? — Elle m’apparaît comme un devoir. »

Les effets de la suggestion ont été très bien analysés par M. Beaunis. Rien de plus curieux, au point de vue psychologique, que de suivre sur la physionomie d’un sujet l’éclosion et le développement de l’idée qui lui a été suggérée. Ce sera, par exemple, au milieu d’une conversation banale qui n’a aucun rapport avec la suggestion. Tout à coup l’hypnotiseur, qui est averti et qui surveille son sujet sans en avoir l’air, constate à un moment donné comme une sorte d’arrêt dans la pensée, de choc intérieur qui se traduit par un signe imperceptible, un regard, un geste, un repli de la face ; puis la conversation reprend, mais l’idée revient à la charge encore faible et indécise ; il y a un peu d’étonnement dans le regard : on sent que quelque chose d’inattendu traverse par moments l’esprit comme un éclair. Bientôt l’idée grandit peu à peu ; elle s’empare de plus en plus de l’intelligence, la lutte est commencée, les yeux, les gestes, tout parle, tout révèle le combat intérieur ; on suit les fluctuations de la pensée ; le sujet écoute encore la conversation, mais vaguement, machinalement, il est ailleurs : « tout son être est en proie à l’idée fixe qui s’implante de plus en plus dans son cerveau. Le moment venu, toute hésitation disparaît, la figure prend un caractère remarquable de résolution. » Cette lutte

  1. Revue philosophique, fév. 1887, p. 123, les italiques sont de M. Delbœuf.