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L’ÉDUCATION MORALE.

personnel pour travailler de tout ce pouvoir à la réalisation de l’idéal. De là vient cette conception du suicide volontaire, qui exerça tant d’attrait sur les Romains. S’il est beau de suivre la nécessité, il est encore plus beau de la devancer, comme on le fait à cet instant où on devance la mort, où on se retire de la vie comme d’un spectacle qu’on ne peut point changer et qu’on ne veut pas troubler, Sénèque prêche le suicide. Plus tard, quand les suicides se multiplient, Épictète les blâme, du moins ceux qui sont sans motif. Pourtant Épictète, même en blâmant le suicide, l’admire ; il aspire lui aussi à se débarrasser du « fardeau » de la vie, ὡς βάρη τινά. Dans les Entretiens, il suppose ses disciples venant lui demander de mourir : « Vous viendriez à moi me disant : — Épictète, nous en avons assez d’être enchaînés à ce misérable corps, de lui donner à manger, à boire, de le faire reposer… N’est-il pas vrai qu’il n’y a là que des choses indifférentes et sans rapport réel avec nous ? N’est-il pas vrai que la mort n’est pas un mal, que nous sommes les parents de Dieu, et que c’est de lui que nous venons ? Laisse-nous retourner d’où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent… — ; Alors, moi, j’aurais à vous dire : — Ô hommes, attendez Dieu[1]. » — Faible réponse, qui ne pouvait satisfaire, : qui d’ailleurs réduit la vie à une simple attente de la mort, cette délivrance finale.

Ainsi le stoïcisme, dans Épictète lui-même et surtout dans Marc-Aurèle, aboutit à des pensées de découragement. Nous voici bien loin d’Hercule tel que nous le peignait Épictète, tel qu’il nous le proposait sans cesse pour modèle, d’Hercule prenant sa massue et courant lutter contre l’injustice et le mal, ce n’est plus le dieu vraiment fort et conscient de sa force : c’est Hercule impuissant à arracher la tunique fatale ; sa volonté s’affaisse sous ce vêtement de matière qui lui pèse ; désespéré, s’abandonnant à la douleur, il veut s’anéantir, monte sur le bûcher que ses propres mains ont amoncelé, et là se brûle au feu éternel qui embrase toutes choses[2]. Comment cette phi-

  1. Entretiens, I, ix.
  2. On sait comment Pérégrinus, le fameux cynique, après avoir convié toute la Grèce à Olympie pour le voir mourir, les jeux finis, au lever de la