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STOÏCISME ET CHRISTIANISME.

gent nécessairement vers ces deux systèmes. Or, s’il est vrai que ces systèmes se brisent et s’anéantissent l’un l’autre, l’espoir même de la pensée humaine est avec eux anéanti : elle est forcée de s’arrêter ; et s’arrêter, pour la pensée, n’est-ce pas cesser d’être ?

Mais, tout d’abord, Pascal a-t-il, comme il le croit, comme il l’espère, « anéanti » Montaigne ? Après l’avoir élevé si haut et tant fortifié, a-t-il réussi à l’abattre ? Ou plutôt, sans le vouloir, quand il voulait travailler pour le christianisme, n’est-ce pas pour Montaigne qu’il a travaillé ?


Dans cette perte et cette destruction des systèmes, qui est-ce qui gagne ? Montaigne. Pascal veut contrebalancer l’un par l’autre Épictète et Montaigne, le dogmatisme et le scepticisme ; mais, par cet équilibre artificiel qu’il établit entre les doctrines, il ne s’aperçoit pas qu’il revient encore au scepticisme, que son système n’est qu’un perfectionnement du système même de Montaigne, et qu’il tiendrait tout entier, sans en déranger le perpétuel équilibre, dans cette balance où Montaigne, en répétant son « Que sais-je ? » pesait les contradictoires. Pascal, en nous peignant le « génie tout libre » de son auteur favori, ne nous a-t-il pas dit lui-même : « Il lui est entièrement égal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours par l’un ou l’autre exemple un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; étant porté avec tant d’avantage dans ce ce doute universel, qu’il s’y fortifie également par son triomphe et par sa défaite. » Ainsi il sera « entièrement égal » à Montaigne qu’on lui oppose un autre système quel qu’il soit. Pascal veut produire dans l’esprit humain la suspension, dans le cœur humain la lutte et la guerre : n’est-ce pas là aussi l’objet même du pyrrhonisme ? Pascal et Montaigne sont donc d’accord ; Pascal ne peut plus échapper à Montaigne ; il est impuissant à sortir du pyrrhonisme. « On deviendra bien vite Pyrrhonien, et peut-être trop », a-t-il dit dans les Pensées. Ici se vérifie cette parole. Si réellement, dans l’Entretien avec de Saci, Pascal avait réussi à opposer et à contrebalancer complètement Épictète et Montaigne, c’est ce dernier qui, par cela même, aurait eu l’avantage, et le scepticisme, sur lequel Pascal comptait pour secouer en quelque sorte l’esprit humain, l’aurait à jamais engourdi.