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LA SUGGESTION COMME MODIFICATEUR DE L’HÉRÉDITÉ.

une impression morale qui dure encore aujourd’hui. Un prisonnier voyant un de ses codétenus se précipiter pour frapper le directeur de la prison, l’arrête d’un mouvement presque instinctif, et cette action suffira à le sauvegarder contre lui-même, à l’arracher à ses antécédents, à son milieu moral ; désormais sa conduite sera irréprochable. L’estime témoignée est une des formes les plus puissantes de la suggestion[1]. En revanche, croire à la méchanceté de quelqu’un, c’est le rendre en général plus méchant qu’il n’est. Dans l’éducation, il faut donc toujours se conformer à la règle que nous venons d’établir : présupposer la bonté et la bonne volonté. Toute constatation à haute voix sur l’état mental d’un enfant joue immédiatement le rôle d’une suggestion : « Cet enfant est méchant… Il est paresseux… Il ne fera pas ceci ou cela… » Que de vices sont ainsi développés, non par une fatalité héréditaire, mais par une éducation maladroite[2]. Pour la même raison, quand un enfant a commis quelque action répréhensible, il ne faut pas, en le blâmant, interpréter l’action dans son sens le plus mauvais. L’enfant est trop inconscient en général pour avoir eu une intention tout à fait perverse ; en lui prêtant la délibération et l’intention arrêtée, la résolution virile, non seulement on se trompe, mais on les développe chez lui : supposer le vice, c’est souvent le produire. Il faut donc dire à l’enfant : « tu n’as pas voulu faire cela, mais voici ce à quoi ton acte eût pu aboutir ; voici comment, si on ne te connaissait pas, on pourrait l’interpréter. » Quand un homme, poursuivi par

  1. Les nombreuses récidives constatées après l’emprisonnement des délinquants tiennent-elles à l’incurabilité du crime, ou ne tiennent-elles pas plutôt à la déplorable organisation de nos prisons où tout suggère et enseigne le crime ? Ce qui le prouverait, c’est la variabilité des récidives selon les pays et l’organisation des prisons ; elles sont de 70 % en Belgique, de 40 % en France. La prison cellulaire les fait tomber jusqu’à 10 %, enfin à Zwickau (Irlande), par la pénalité « graduée et individualisante », on a réduit leur proportion à 2,68 %. Il faut en conclure que, dans l’état actuel de la science, c’est à peine s’il est certain que, sur le nombre des criminels, il en est 2 % prédestinés au crime par d’autres causes que par leur milieu et les suggestions qu’ils y rencontrent. Et si, même chez ces 2 %. on admet l’action triomphante de l’atavisme, il faudrait savoir jusqu’à quel point cette action n’a pas été aidée dans les premiers temps de leur existence par les suggestions de leur première éducation, qui sont les plus puissantes de toutes.
  2. Recette pour faire cesser les « accès de larmes » : une affusion d’eau froide sur le visage. « Viens, mon enfant ; lavons ces yeux qui sont tout rouges. Oh ! que cela fait de bien ! » — C’est la suggestion d’une idée consolante à la place d’une idée attristante.