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L’ÉDUCATION MORALE.

le plus souvent, en fait, se sentir obligé envers autrui, lié à autrui, solidaire d’autrui. Si on ne peut attribuer exclusivement, avec Darwin, l’origine de l’obligation morale à tels ou tels penchants sociaux déterminés, on peut reconnaître dans l’homme, comme dans tout organisme, un fond social, identique en somme au fond moral. Pour l’analyse scientifique, en effet, l’individu se résout en pluralité, c’est-à-dire en société ; l’individu physiologique est une société de cellules, l’individu psychologique est une conscience collective. L’obligation morale se résout donc dans une solidarité, — soit solidarité intraorganique de plusieurs cellules, soit solidarité extraorganique d’individus sociaux. La moralité, étant une harmonie et un déterminisme intrinsèque, est en ce sens, dans les limites de l’individu, un phénomène social ; car toute détermination venue du fond de nous est le résultat de l’action réciproque des cellules et des consciences élémentaires qui nous constituent. Ces principes posés, on peut comprendre comment un certain devoir est créé par la fusion croissante des sensibilités et par le caractère de plus en plus sociable des plaisirs élevés, qui prennent une part chaque jour plus grande dans la vie humaine, — plaisirs esthétiques, plaisir de raisonner, d’apprendre et de comprendre, de chercher, etc. Ces plaisirs requièrent beaucoup moins de conditions extérieures et sont beaucoup plus accessibles à tous que les plaisirs proprement égoïstes. Ils sont à la fois plus intimes, plus profonds et plus gratuits (sans l’être toujours entièrement). Ils tendent beaucoup moins à diviser les êtres que les plaisirs inférieurs[1]. La solidarité consciente des sensibilités tend donc à établir une solidarité morale entre les hommes. Il y a chez l’être sociable des souffrances normales, des joies normales, qui sont multipliées par des phénomènes d’induction entre les individus. Ce sont, pour ainsi dire, des jouissances symphoniques, des chœurs chantant en nous-mêmes.

Quelque développement qu’acquière ainsi la fusion des sensibilités par la sympathie et par l’altruisme, on peut, il est vrai, soutenir toujours que ce n’est pas là un désintéressement véritable, mais une transformation du primitif

  1. C’est un point que nous avons développé dans notre livre sur la Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, puis dans notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.