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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

peut devenir dangereux que par son accumulation sous la forme de capital ; alors il peut prendre un caractère franchement égoïste et, en vertu d’une contradiction intime, aboutir à sa propre suppression par l’oisiveté même qu’il permet. Mais, sous sa forme vive, le travail est toujours bon. C’est aux lois sociales d’empêcher les résultats mauvais de l’accumulation du travail, — excès d’oisiveté pour soi et excès de pouvoir sur autrui, — comme on veille à isoler les piles trop puissantes.

On a besoin de vouloir et de travailler non seulement pour soi, mais encore pour les autres. On a besoin d’aider autrui, de donner son coup d’épaule au coche qui entraîne péniblement l’humanité ; en tout cas on bourdonne autour. L’une des formes inférieures de ce besoin est l’ambition, où il ne faut pas voir seulement un désir d’honneurs et de bruit, mais qui est aussi et avant tout un besoin d’action ou de parole, une abondance de la vie sous sa forme un peu grossière de puissance motrice, d’activité matérielle, de tension nerveuse.

Certains caractères ont surtout la fécondité de la volonté, par exemple Napoléon Ier ; ils bouleversent la surface du monde dans le but d’y imprimer leur effigie : ils veulent substituer leur volonté à celle d’autrui, mais ils ont une sensibilité pauvre, une intelligence incapable de créer au grand sens du mot, une intelligence qui ne vaut pas par elle-même, qui ne pense pas pour penser et dont ils font l’instrument passif de leur ambition. D’autres, au contraire, ont une sensibilité très développée, comme les femmes (qui ont joué un si grand rôle dans l’évolution humaine et dans l’établissement de la morale) ; mais il leur manque trop souvent l’intelligence ou la volonté.