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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

variée de jouissances. S’ensuivra-t-il qu’il se renfermera en lui-même et se suffira, comme se suffisait le sage stoïcien ? Loin de là : les plaisirs intellectuels ont ce trait remarquable qu’ils sont à la fois les plus intérieurs à l’être et les plus communicalifs, les plus individuels et les plus sociaux. Mettez ensemble des penseurs ou des amis du beau (pourvu qu’il n’y ait pas entre eux de rivalité personnelle) : ils s’aimeront beaucoup plus vite et en tout cas plus profondénent que d’autres hommes ; ils reconnaîtront tout de suite qu’ils vivent dans le même monde, celui de la pensée, ils se sentiront une même patrie. Ce lien qui s’établira entre eux liera aussi leur conduite et leur impo-

    devenus en nous conscients, c’est l’espèce et le monde qui tendent à agir par nous. Dans le miroir de la pensée chaque rayon envoyé par les choses se transforme en un mouvement. On sait le perfectionnement récent apporté au pendule, par lequel il peut graver lui-même chacune de ses oscillations légères et insaisissables : un rayon de lumière le traverse à chaque battement ; ce rayon se transforme en une force, pousse un ressort ; le mouvement du pendule, sans avoir perdu de force par aucun frottement, vient alors se traduire aux yeux par d’autres mouvements, se fixer dans des signes visibles et durables. C’est le symbole de ce qui se passe dans l’être vivant et pensant, où les rayons envoyés par l’universalité des objets traversent la pensée pour s’inscrire dans les actions, et où chacune des oscillations de la vie individuelle laisse derrière elle un reflet de l’universel : la vie, en gravant dans le temps et dans l’espace sa propre histoire intérieure, y grave l’histoire du monde, qui se fait visible au travers.

    « Une fois conçu, le type de l’homme normal possible se réalise plus ou moins en nous. Au point de vue purement mécanique, nous avons vu que le possible n’est qu’une première adaptation à un milieu, qui permet, moyennant un certain nombre de modifications, de se réadapter à d’autres milieux peu différents. Au point de vue de la conscience, le possible est le sentiment d’une analogie dans les circonstances qui appelle des actes analogues ; c’est ainsi que l’homme intelligent conçoit la conduite qu’il peut tenir à l’égard d’autrui ex analogia avec sa propre conduite envers lui-même ; il juge qu’il peut soulager la faim d’autrui comme la sienne propre, etc. L’altruisme, en plus d’un point, est ainsi conçu