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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

tion d’une réelle douleur, et son prix s’augmente encore.

Ces lois psychologiques sont la condition même de la vie et de l’activité. Comme la plupart des actions comportent à la fois une chance de peine et une chance de plaisir, c’est l’abstention qui, au point de vue purement mathématique, devrait l’emporter le plus souvent, mais c’est l’action et l’espoir qui, en fait, l’emportent ; d’autant plus que l’action elle-même est le fond du plaisir.

3° Autre fait psychologique : celui qui a échappé vingt fois à un danger, par exemple à une balle de fusil, en conclut qu’il continuera d’y échapper. Il se produit ainsi une accoutumance au danger que le calcul des probabilités ne saurait justifier, et qui entre pourtant comme élément dans la bravoure des vétérans. De plus, l’accoutumance au danger produit une accoutumance à la mort même, une sorte de familiarité admirable avec cette voisine qui a été, comme on dit, « vue de près[1]. »

Au plaisir du risque s’ajoute souvent celui de la responsabilité. On aime à répondre non seulement de sa propre destinée, mais de celle des autres ; à mener le monde pour sa part. Cette ivresse du danger mêlée à la joie du commandement, cette intensité de vie physique et intellectuelle exagérée par la présence même de la mort, a été exprimée avec une sauvagerie mystique par un maréchal allemand, de Manteuffel, dans un discours prononcé en Alsace-Lorraine : « La guerre ! Oui, messieurs. Je suis soldat : la guerre est l’élément du soldat, et j’aimerais bien à en goûter. Ce sentiment élevé de commander dans une bataille,

  1. Même au fond de la plupart des criminels on retrouve un instinct précieux au point de vue social et qu’il faudrait utiliser : l’instinct d’aventure. Cet instinct pourrait trouver son emploi aux colonies, dans le retour à la vie sauvage.