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PLAISIR DU RISQUE ET DE LA RESPONSABILITÉ.

de savoir que la balle de l’ennemi peut vous appeler à chaque instant devant le tribunal de Dieu, de savoir que le sort de la bataille, et par conséquent les destinées de la Patrie, peuvent dépendre des ordres que l’on donne : cette tension des sentiments et de l’esprit est divinement grande ! »

Le plaisir du danger ou du risque, plus ou moins dégénéré, a son rôle dans une foule de circonstances sociales. Il a une importance considérable dans la sphère économique. Les capitalistes qui risquaient leurs économies dans l’entreprise du canal de Suez imitaient à leur façon les ingénieurs qui y risquaient leur vie. La spéculation a ses dangers, et ce sont ces dangers mêmes qui en font l’entraînement. Le simple commerce du boutiquier du coin de la rue comporte encore un certain nombre de risques : si on compare le nombre des faillites au nombre des établissements, on verra que ce risque a son importance. Aussi le danger, diminué et dégradé à l’infini, depuis le danger de perdre la vie jusqu’au danger de perdre son argent, reste un des traits importants de l’existence sociale. Pas un mouvement dans le corps social qui n’implique un risque. Et la hardiesse raisonnée à courir ce risque s’identifie, à un certain point de vue, avec l’instinct même du progrès, avec le libéralisme, tandis que la crainte du danger s’identifie avec l’instinct conservateur, qui est en somme destiné à être toujours battu, tant que le monde vivra et marchera.

Il n’y a donc, dans le danger couru pour l’intérêt de quelqu’un (le mien ou celui d’autrui), rien de contraire aux instincts profonds et aux lois de la vie. Loin de là, s’exposer au danger est quelque chose de normal chez un individu bien