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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

des altérations de toute sorte, des illusions psychologiques sans nombre.

En général, les pessimistes sont portés à comparer entre eux ces deux extrêmes, la volupté et la douleur : de là la prédominance que prend à leurs yeux cette dernière. La volupté proprement dite est après tout une rareté et un luxe ; beaucoup de gens préféreraient s’en passer et ne pas souffrir : la jouissance raffinée de boire dans une coupe de cristal n’est pas comparable à la souffrance de la soif. Mais la morale pessimiste ne tient pas compte du plaisir permanent et spontané de vivre : c’est que ce plaisir, étant continu, se raccourcit, s’amoindrit, dans le souvenir. C’est une loi de la mémoire que les sensations et les émotions de même nature se fondent l’une dans l’autre, se ramassent en une sorte de monceau vague, puis finissent par n’être plus qu’un point insaisissable. Je vis, je jouis, et cette jouissance de vivre m’apparaît au moment actuel comme digne de prix ; mais, si je me reporte à mes souvenirs, je vois se mêler la série indéfinie de ces moments agréables qui font la trame de la vie, je les vois se réduire à peu de chose, parce qu’ils sont semblables et non interrompus ; en face d’eux grandissent au contraire les moments de volupté et de douleur, qui semblent isolés et font seuls saillie sur la ligne uniforme de l’existence. Or la volupté, ainsi détachée du plaisir général de vivre, ne suffit plus dans mon souvenir à contre-balancer la souffrance, et cela tient à d’autres lois psychologiques.

La volupté s’altère très vite dans le souvenir (surtout lorsqu’elle n’éveille plus le désir, qui entre comme composant dans toute sensation et dans toute représentation agréable). Au contraire il y a dans la douleur un élément qui ne s’altère pas avec le temps, et qui souvent s’accroît :