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L’HYPOTHÈSE PESSIMISTE.

c’est ce que nous appellerons le sentiment de l’intolérabilité. Une vive douleur passée qui, en somme, avait été tolérée, peut apparaître comme absolument intolérable dans le souvenir, de telle sorte qu’au prix de cette douleur tous les plaisirs qui ont pu la précéder ou la suivre perdent leur prix : de là une nouvelle illusion d’optique dont il faut tenir compte. La douleur produit une sorte d’angoisse de tout l’organisme, un sentiment instinctif de danger qui se réveille au moindre souvenir ; la représentation même vague d’une douleur aura donc toujours un effet plus grand sur l’organisme que l’image d’une volupté non actuellement désirée. En général la peur est plus facile à exciter que le désir, et chez certains tempéraments la peur a tant de force que des hommes ont préféré, la mort à une opération douloureuse ; cette préférence ne provenait assurément pas d’un mépris de la vie, mais de ce fait que la douleur apparaît parfois comme impossible à supporter et comme au-dessus des forces humaines : simple apparence d’ailleurs, qui s’explique par une faiblesse de caractère et en somme une lâcheté. Même chez un homme courageux, la prévision ou la mémoire d’une vive douleur retentira plus fortement sur la chair que celles d’un plaisir. Un soldat recueillant ses souvenirs de sang-froid se représentera avec une émotion plus vive la déchirure intérieure d’un coup de sabre que tel ou tel grand plaisir de sa vie, et cependant, au milieu de l’action, sa blessure lui aura semblé presque peu de chose auprès de la joie de vaincre ; mais la joie de la victoire correspondait à une excitation d’esprit qui a disparu, tandis que la pensée de sa blessure fait encore aujourd’hui frissonner ses membres. Nous nous sentons toujours prêts à souffrir ; tandis que la jouissance exige des conditions beaucoup plus complexes où nous ne pouvons que difficile-