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L’HYPOTHÈSE PESSIMISTE.

libre de la souffrance et de la jouissance est dérangé et que la première l’emporte, c’est une anomalie qui d’habitude ne tarde pas à amener la mort de l’individu : l’être qui souffre trop est impropre à la vie. Pour qu’un organisme subsiste, il faut que, si on le prend en entier, son fonctionnement garde une certaine régularité ; il faut que la douleur soit bannie ou tout ou au moins réduite à quelques points.

Aussi, plus la sélection naturelle s’exerce sans entraves, plus elle tend à éliminer les souffrants ; en tuant le malade, elle tue aussi le mal. Si de nos jours la philanthropie réussit à sauver un certain nombre d’infirmes, elle n’a pu encore sauver leur race, qui s’éteint en général d’elle-même. Supposons un navire dans la tempête, montant et descendant sur le dos des vagues : la ligne qu’il suit pourrait être représentée par une suite de courbes, dont une branche marque la direction de l’abîme, une autre celle de la surface des eaux : si à un moment du trajet la courbe descendante l’emportait sans retour, ce serait l’indice que le vaisseau s’enfonce et va sombrer. Ainsi en est-il pour la vie, ballottée entre les vagues du plaisir et de la douleur : si on figure ces ondulations par des lignes et que la ligne de la douleur s’allonge plus que l’autre, c’est que nous sombrons. Le tracé que la sensation imprime en notre conscience n’est qu’une figure représentant la marche même de la vie ; et la vie, pour subsister, a besoin d’être une perpétuelle victoire du plaisir sur la douleur.

Ce que nous disons ici de la vie physique, telle que nous la révèle le sens interne, est vrai aussi de la vie morale. Au moral comme au physique, la souffrance marque toujours une tendance à la dissolution, une mort partielle. Perdre