Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
42
DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

quelqu’un d’aimé, par exemple, c’est perdre quelque chose de soi et commencer soi-même à mourir. La souffrance morale vraiment triomphante tue moralement, anéantit l’intelligence et la volonté. Aussi celui qui, après quelque violente crise morale, continue de penser, de vouloir et d’agir dans tous les sens, celui-là pourra souffrir, mais sa souffrance ne tardera pas à être contre-balancée, par degrés étouffée. La vie l’emportera sur les tendances dissolvantes.

Au moral comme au physique, l’être supérieur est celui qui unit la sensibilité la plus délicate à la volonté la plus forte ; chez lui, la souffrance est très vive sans doute, mais elle provoque une réaction plus vive encore de la volonté ; il souffre beaucoup, mais il agit davantage, et comme l’action est toujours jouissance, sa jouissance déborde généralement sa peine. L’excès de la souffrance sur le plaisir suppose une faiblesse ou une défaillance de la volonté, conséquemment de la vie même : la réaction du dedans ne répond plus à l’action du dehors. Toute sensation est une sorte de demande formulée devant l’être sentant : — Veux-tu être heureux ou malheureux ? veux-tu m’accepter ou me rejeter, te soumettre à moi ou me vaincre ? — À la volonté de répondre. Et la volonté qui faiblit se condamne elle-même, commence une sorte de suicide.

Dans la souffrance morale il faut distinguer entre celle qui est tout affective et celle qui est tout intellectuelle : il faut distinguer entre les pessimistes par système, comme Schopenhauer, et ceux qui le sont par déchirement réel du cœur. La vie des premiers peut ressembler à celle de tous, et ils peuvent, être, en somme, fort heureux, car il est possible d’être intellectuellement triste sans l’être au fond même du cœur. Il ne se joue pas de drame dans l’intelligence seule, ou, s’il s’en joue à certaines heures, le rideau ne tarde pas à