Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

On sait ce qui arriva à A. de Musset dans sa jeunesse (on raconte le même trait de Mérimée). Un jour qu’après avoir été fortement grondé pour une peccadille enfantine, il s’en allait en larmes, tout contrit, il entendit ses parents qui disaient, la porte fermée : « Le pauvre garçon, il se croit bien criminel ! » La pensée que sa faute n’avait rien de sérieux et que son remords à lui était de l’enfantillage, le blessa au vif. Ce petit fait se grava dans sa mémoire pour n’en plus sortir. La même chose arrive aujourd’hui à l’humanité ; si elle en vient à imaginer que son idéal moral est un idéal d’enfant, variable selon le caprice des coutumes, que la fin et la matière d’une foule de devoirs sont puériles, superstitieuses, elle sera portée à sourire d’elle-même, à ne plus apporter dans l’action ce sérieux sans lequel disparaît le devoir absolu. C’est une des raisons pour lesquelles le sentiment d’obligation perd de nos jours son caractère sacré. Nous le voyons s’appliquer à trop d’objets, parler à trop d’êtres indignes (peut-être aux animaux eux-mêmes). Cette variabilité des objets du devoir prouve l’erreur de toute morale intuitionniste, qui se prétend en possession absolue d’une matière immuable du bien. On peut considérer cette morale, qui fut adoptée autrefois par V. Cousin, les Écossais et les éclectiques, comme insoutenable dans l’état actuel de la science.

Reste la morale formelle et subjective des kantiens, qui n’admet d’absolu que l’impératif et regarde comme secondaire l’idée qu’on se fait de son objet et de son application. Contre une morale de ce genre toute objection tirée des faits semble perdre sa valeur : ne peut-on pas toujours y répondre en distinguant l’intention de l’acte ? Si l’acte est pratiquement nuisible, l’intention a pu être moralement