toujours, en critiquant un philosophe, de vouloir avoir raison contre lui pour se paraître à soi-même raisonnable, il suffit trop souvent, dans l’art, de vouloir ne pas être touché pour ne pas l’être ; on est toujours plus ou moins libre de se refuser, de se renfermer dans son moi hostile, et même de s’y perdre. C’est donc aux littérateurs, non moins qu’aux philosophes, qu’il convient d’appliquer le précepte par excellence de la morale : aimez-vous les uns les autres[1]. Après tout, si la charité est un devoir à l’égard de l’homme, pourquoi ne le serait-elle pas à l’égard de ses œuvres, où il a laissé ce qu’il a cru sentir en lui de meilleur ? Elles marquent le suprême effort de sa personnalité pour lutter contre la mort. Le livre écrit, si imparfait qu’il soit, est encore une des expressions les plus hautes de « l’éternel vouloir-vivre », et à ce titre il est toujours respectable. Il garde pour un temps cette chose indéfinissable, si fragile et si profonde, l’accent de la personne, qui va le mieux au cœur de quiconque sait aimer. Regardez dans les yeux un passant indifférent : ces yeux, clairs pourtant et transparents, vous diront sans doute peu de choses, peut-être rien. Au contraire, dans un simple regard de la personne aimée vous verrez jusqu’à son cœur, avec la diversité infinie des sentiments qui s’y agitent. Il en va ainsi pour la critique. Celui qui traite un livre comme un passant, avec l’indifférence distraite et malveillante du premier coup d’œil, ne le comprendra vraiment point ; car la pensée humaine, comme l’individualité même d’un être, a besoin d’être aimée pour être comprise. Ouvrez au contraire le livre ami, celui avec qui vous avez pris l’habitude de causer comme avec une personne, vous y découvrirez entre toutes les pensées des rapports harmonieux, qui les feront se compléter l’une par l’autre ; le sens de chaque ligne s’élargira pour vous. C’est que l’affection éclaire ; le livre ami est comme un œil ouvert que la mort même ne ferme pas, et où se fait toujours visible en un rayon de lumière la pensée la plus profonde d’un être humain.
De là vient qu’il ne faut pas trop mépriser l’hominem unis libri. Il aime son auteur et, comme il l’aime, il y a grande chance pour qu’il le comprenne, s’assimile ce qu’il y a de meilleur en lui. Le défaut du critique, c’est souvent d’être
- ↑ Ibid.