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Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/135

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l’idéalisme et le réalisme.

ses transformations tout l’art humain ? Aussi y a-t-il plus d’une religion, plus d’une morale, plus d’une politique, et aussi plus d’une esthétique. L’idéal et le possible sont le domaine des rêves les plus multiformes.

Les deux formes essentielles de l’esthétique, comme de la morale, sont l’idéalisme et le naturalisme. Selon nous, on peut les ramener à l’unité. Dans nos études sur la morale, nous avons cherché un principe de réalité et d’idéal tout ensemble capable de se faire à lui-même sa loi et de se développer sans cesse : la vie la plus intense et la plus expansive à la fois, par conséquent la plus féconde pour elle-même et pour autrui, la plus sociale et la plus individuelle[1]. Il est difficile de contester que le même principe soit propre à ramener à l’unité les deux esthétiques, idéaliste et réaliste. L’art véritable est, selon nous, celui qui nous donne le sentiment immédiat de la vie la plus intense et la plus expansive tout ensemble, la plus individuelle et la plus sociale. Et de là dérive sa moralité vraie, profonde, définitive, qui n’est d’ailleurs pas la même que celle d’un traité de morale ou d’un catéchisme.

Les diverses esthétiques répondent à des tendances diverses de notre nature, qu’on ne peut pas sacrifier l’une à l’autre. Rabelais goûtait Platon autant qu’Épicure, davantage peut-être. L’Ecclésiaste a son genre de beauté comme Isaïe. Lucrèce peut être lu aussi bien après qu’avant l’Imitation. Diderot ne fait point de tort à Paul et Virginie. M. Zola, qui a malmené un jour M. Renan, ne nous empêchera point d’admirer simultanément le poète du Jésus-Ariel et celui de la tragique et grossière famille des Maheu.

En littérature comme en philosophie, ni le réalisme pris seul n’est vrai, ni l’idéalisme. Chacun d’eux exprime un des côtés de la vie humaine, qui chez beaucoup d’êtres humains peut devenir dominant, presque exclusif, et qui a le droit d’animer aussi plus ou moins exclusivement certaines œuvres d’art. Sur la cathédrale de Milan, parmi les onze mille statues qui recouvrent le large dôme comme un peuple de pierre, des séraphins semblent vivants à côté de gorgones qui paraissent, elles aussi, vivantes et presque mouvantes : anges et bêtes ont leur place également marquée sur l’édifice, dans

  1. Voir notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.