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l’art au point de vue sociologique.

de peinture soit un singe ; mais il est triste de constater que la grimace empreinte sur le visage de ce singe ait été en quelque sorte le type et l’idéal secret poursuivi dans la plupart des tableaux ou des statues médiocres du même salon : tous ces artistes ont rêvé de singes, et non d’hommes, en composant leurs œuvres ; autrefois il y avait des sourires convenus et figés, aujourd’hui ce sont des contorsions convenues, des grimaces à demeure. Le réalisme mal entendu rend le demi-talent absolument intolérable.


On a souvent répété que l’art, en devenant plus réaliste, devait se matérialiser ; ce n’est pas exact, le réalisme bien entendu ne cherche pas à agir sur nous par une sensation directement agréable, mais bien par l’éveil de sentiments sympathiques. Il est sans doute moins abstrait et nous fait vibrer tout entiers, mais par cela même on peut dire qu’il est moins sensuel et recherche moins pour elle-même la pure jouissance de la sensation. La part du matériel et du physique, dans l’œuvre d’art, est une question délicate et difficile. Ruskin, le célèbre critique anglais, sépare entièrement la vie physiologique de la vie intérieure ; non sans raison d’ailleurs, il refuse à un détail anatomique parfaitement rendu le pouvoir de produire l’émotion. « Une larme, par exemple, peut être, dit-il, très bien reproduite avec son éclat et avec la mimique qui l’accompagne sans nous toucher comme un signe de souffrance. » Soit, mais n’oublions pas que le physique et le moral sont intimement liés, que, si un détail physiologique d’une parfaite exactitude ne nous touche pas, c’est qu’il n’est pas suffisamment fondu avec l’ensemble ; qu’enfin, si le peintre avait parfaitement reproduit à nos yeux tous les caractères physiologiques de l’émotion, il ne pourrait manquer d’exciter l’émotion, parce qu’alors il aurait rendu aussi avec la même exactitude la vie intérieure du personnage. De même, en littérature, le physique et le mental se mêlent l’un à l’autre, et il est toujours possible de nous faire sympathiser avec l’émotion mentale en nous en montrant les signes extérieurs parfaitement coordonnés et correspondant à ce qui se passe au dedans. Il n’y a pas deux espèces de réalités, l’une physique et l’autre mentale. Toutefois, dans tout art littéraire, qui agit directement sur l’esprit sans l’intermédiaire des formes et des couleurs, la sympathie